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ANTOINE.

grands orateurs qu’on eût jamais vus à Rome ; et il fut cause, selon le témoignage de Cicéron, bon juge en ces sortes de matières, que l’Italie se pouvait vanter d’égaler la Grèce en l’art de bien dire. Il défendit entre autres personnes Marcus Aquilius, et toucha tellement les juges par les larmes qu’il répandit [a], et par les cicatrices qu’il montra sur la poitrine de son client, qu’il gagna sa cause. On peut voir fort amplement le caractère de son éloquence, et celui de son action, dans les livres que je cite [b]. Il ne voulut jamais publier aucun de ses plaidoyers (A), afin, disait-il, de ne pouvoir pas être convaincu d’avoir dit en un procès ce qui serait contraire à ce qu’il dirait dans un autre. La morale du barreau ne trouvait point en ce temps-là qu’il fût honteux de se dédire en faveur de son client. La précaution de cet avocat est nécessaire aux personnes de sa profession (B), et n’est pas néanmoins toujours capable de les tirer d’affaire (C). Il affectait de ne passer point pour savant (D). Sa modestie, et ses autres qualités d’honnête homme, ne le rendaient pas moins cher à un grand nombre d’illustres amis, que son éloquence le faisait admirer de tout le monde. Il périt malheureusement durant les confusions sanglantes que Marius et Cinna causèrent dans Rome. Il fut découvert au lieu où il s’était caché, et aussitôt des soldats furent envoyés pour le tuer. La manière dont il leur parla les attendrit, et il n’y eut que celui qui les commandait, qui eut la brutalité de le tuer, n’ayant pas écouté son discours, mais étant entré dans sa chambre tout en colère de ce que les soldats n’avaient pas exécuté son ordre [c]. Sa tête fut exposée sur la tribune aux harangues, pro rostris, lieu qu’il avait orné de dépouilles triomphales [d]. Ceci arriva l’an de Rome 667. Il laissa deux fils, dont je vais parler.

  1. Cicero, de Orat., lib. II, cap. XLVII, et in Verrem, V, initio.
  2. Idem, in Bruto, cap. XXXVII, et de Oratore.
  3. Plutarch., in Mario, pag. 431. Valer. Max., lib. VIII, cap. IX.
  4. Cicero, de Oratore, lib. III, cap. III.

(A) Il ne voulut jamais publier aucun de ses plaidoyers. ] Ce fait, et la raison de ce fait, sont deux choses assez remarquables pour mériter que j’en rapporte les preuves. Cicéron et Valère Maxime sont mes deux témoins. Voici comme parle Cicéron : Hominem ingeniosum M. Antonium aïunt solitum esse dicere, idcircò se nullam unquàm orationem scripsisse, ut si quid aliquandò non opus esset ab se esse dictum, posset se negare dixisse [1]. Nous allons entendre Valère Maxime : Jam M. Antonio remittendum convitium est, qui idcircò se aïebat nullam orationem scripsisse, ut si quid superiore judicio actum ei quem posteà defensurus esset. nociturum foret, non dictum à se affirmare posset : qui facti vix pudentis tolerabilem caussam habuit, pro periclitantium enim capite non solùm eloquentiâ suâ uti, sed etiam verecundiâ abuti erat paratus [2]. Je ne pense pas qu’il y ait de chicaneur assez injuste pour soutenir que je traduis mal le mot scribere. Tout lecteur qui aura quelque intelligence comprendra que Marc Antoine ne voulait pas dire qu’il plaidait par méditation, qu’il n’écrivait rien de tout ce qu’il débitait devant les juges ; car, si c’eût été son sens,

  1. Cicero, in Oratione pro Cluentio, cap. I.
  2. Valer. Maximus, lib. VII, cap. XIII, num. 5.