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ARAGON.

luxe ; et, quoiqu’elles eussent été élevées dans des maisons où rien n’était tant en recommandation que l’épargne, elles étaient prodigues, et leur humeur allait à dépenser autant qu’elles en auraient le moyen. Le duc de Ferrare ne délibéra pas un moment s’il accorderait Alphonsine à Louis Sforce. Il n’avait point de dot à lui donner, et de plus il avait lieu d’espérer qu’elle serait duchesse de Milan. Elle fut donc promptement envoyée à Louis Sforce, qui en eut deux fils de suite. Cette fécondité lui donna lieu d’insulter à Isabelle, qui n’avait accouché la seconde fois que d’une fille ; mais la jalousie avait déjà mis de la discorde entre elles. Alphonsine ne pouvait souffrir que l’on louât en sa présence la beauté d’Isabelle, parce qu’elle s’imaginait qu’on lui reprochait ainsi sa laideur ; et Isabelle n’endurait pas plus volontiers que l’on rendît des honneurs extraordinaires à Alphonsine, parce qu’elle croyait qu’ils ne fussent dus qu’à elle. L’une et l’autre demeuraient dans un même palais, et mangeaient ensemble. Elle savaient tous les jours une infinité d’occasions d’augmenter leur aversion, et les courtisans leur en fournissaient la plus grande partie. Ils étaient fort assidus auprès d’Alphonsine, à cause que son mari distribuait les grâces ; et ils n’allaient que par manière d’acquit dans l’appartement d’Isabelle. Elle en était au désespoir ; et ce fut bien autant cette solitude, que le peu d’argent qu’on lui fournissait pour s’entretenir, qui lui fit écrire à son père et à son aïeul, qu’elle attenterait à sa propre vie, si on ne la délivrait de captivité. Alphonsine, de son côté, se lassa tellement d’Isabelle, que, pour s’en défaire, elle sollicita Louis Sforce son mari de la faire duchesse, comme il lui avait promis, et d’ajouter la qualité de duc de Milan à celle d’administrateur de ce duché [1]. » M. Villars avait dit dans cette même histoire [2], qu’Isabelle avait écrit au duc de Calabre son père, et au roi de Naples son aïeul, des lettres dont il reste encore la meilleure partie [3]. Elle s’y plaignait de son malheur dans les termes Les plus pathétiques dont on usait alors : elle en faisait une peinture si vive, qu’elle était capable d’arracher des larmes des cœurs les plus durs : elle prétendait ne s’être rendue esclave que par obéissance, et elle menaçait de se donner la mort par ses propres mains, si on ne la mettait bientôt en liberté.

(D) Louis Sforce poussa son crime jusqu’à se défaire de son neveu. ] Je me servirai encore des propres termes de M. Varillas. Voici donc ce qu’il dit sous l’année 1494, après avoir conduit son roi jusqu’à Pavie : « Louis Sforce, persuadé qu’il était temps de se défaire du duc Jean Galeas son neveu, lui avait, dit-on, fait donner un de ces poisons lents qui produit le mieux dans le corps humain les symptômes de l’épuisement, afin de rendre plus vraisemblable le bruit que l’on répandit en même temps, que le mal de ce jeune prince n’était venu que de son trop d’attachement à la beauté de sa femme. Les médecins n’espéraient déjà plus sa guérison, quand le roi, passant par Pavie où il était malade, ne put se dispenser de le visiter. Sa majesté ne lui parla point d’affaires, parce que Louis Sforce avait demandé avec tant d’instance d’être présent à cette entrevue, que l’on n’avait osé le refuser. Elle témoigna seulement du regret de voir son cousin germain [* 1] dans un si pitoyable état, et elle tâcha de le flatter de quelque espérance de guérison ; mais Jean Galeas, qui se sentait mourir, et ne doutait pas que ce ne fût par la méchanceté de son oncle, profita de cette conjoncture. Il ne pensa plus à soi ; et ne se souvenant que du fils et de la fille qu’il laissait au monde, il les recommanda au roi avec une abondance de larmes, qui marquait assez, que si sa majesté ne prenait d’eux un soin particulier, il prévoyait qu’on les empoisonnerait aussi-bien que lui. La duchesse sa fem-

  1. (*) Ils étaient deux fils de deux sœurs, princesses de Savoie.
  1. Varillas, Histoire de Charles VII, liv. III, pag. 211.
  2. Voyez en la page 158.
  3. Il cite en marge l’Histoire de Bernardin Corio.