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ANAXAGORAS.

pour s’élever aux emplois ; il se borna aux spéculations philosophiques, et se guérit parfaitement d’une ambition qu’une infinité d’autres savans sont incapables de réprimer, lors même que, comme lui, ils n’ont ni l’intelligence des affaires politiques, ni la protection et la faveur des puissances. Je ne doute point que Cicéron ne l’ait principalement compté parmi les grands personnages dont il dit, que ce fut dommage pour les républiques qu’ils se fussent entièrement adonnés à étudier la nature : Eâdem autem alii prudentiâ, sed consilio ad vitæ studia dispari, quietem atque otium sequuti, ut Pythagoras, Democritus, Anaxagoras, à regendis civitatibus totos se ad cognitionem rerum transtulerunt, quæ vita propter tranquillitatem, et propter ipsius scientiæ suavitatem, quâ nihil est hominibus jucundius, plures quàm utile fuit rebus publicis, delectavit [1]. Mais non-seulement il négligea les honneurs, il n’eut pas même le soin de se procurer ce qui lui était nécessaire pour sa subsistance : il ne fit aucune attention, ni à la facilité d’amasser du bien, que le crédit et l’amitié de Periclès lui auraient fournie, ni aux besoins de la vieillesse. La recherche des secrets de la nature absorbait toutes ses autres passions. Il éprouva enfin que son mépris des richesses n’eût pas dû être si grand ; il se vit réduit dans ses vieux jours à n’avoir pas de quoi vivre, et il n’eut recours dans cette nécessité qu’à une tranquille résolution de mourir de faim ; mais Périclès ayant su cela en prévint l’effet. Écoutons Plutarque : Periclès, dit-il [2], secourut de ses richesses plusieurs pauvres gens, et mesmement Anaxagoras, entre autres : duquel on conte, qu’estant Périclès si empesché ailleurs, qu’il n’avoit pas loisir de penser à lui, il se trouva délaissé de tout le monde en sa vieillesse, et se coucha la teste affublée en resolution de se laisser mourir de faim. De quoi Périclès estant averti, s’encourut aussitost tout esperdu devers lui, et le pria le plus affectueusement qu’il lui fut possible qu’il retournast en volonté de vivre, en lamentant non lui, mais soi-mesme, de ce qu’il perdoit un si féal et si sage conseiller ès occurrences des affaires publiques. Adonc Anaxagoras se descouvrit le visage, et lui dit : « Ceux qui ont affaire de la lumière d’une lampe, Periclès, y mettent de l’huile pour l’entretenir. » Voulez-vous voir une autre preuve du peu d’ambition de ce philosophe ? On lui offrit de consacrer à sa mémoire tous les honneurs qu’il voudrait : il rejeta cette faveur, et ne demanda autre chose, si ce n’est que le jour de sa mort fût une journée de vacances pour les écoliers : Τὰς διδομένας ἀϕεὶς τιμάς, ᾐτήσατο τὴν ἡμέραν ἐκείνην καθ´ ἣν ἂν τελευτήσῃ, τοὺς παῖδας ἀϕιέναι παίζειν σχολάζειν ἀπὸ τῶν μαθημάτων. [3]. Honoribus qui offerebantur recusatis, postulavit ut eâ quâ decessisset è vivis die, pueris scholarum vacatio et discendi concederetur. N’était-ce pas souhaiter que sa mort fût un sujet de plaisir à bien des gens, et non pas une affliction ? et ne voit-on point là un mépris extrême de tout ce qui flatte le plus la vanité des mortels ?

Faisons deux petites réflexions sur le passage de la vie de Périclès. Il nous apprend qu’Anaxagoras entendait très-bien la politique, quoiqu’il ne fît profession que de la philosophie spéculative. Pourquoi donc ne croirions-nous pas qu’il composa le Traité de Regno, dont Élien a cité une sentence [4] ? Je veux qu’il soit d’un autre Anaxagoras, comme Meursius et M. Ménage le supposent [5], toujours est-il vrai que la raison qu’en donne M. Ménage n’est pas solide [6] : il l’aurait compris lui-même s’il eût songé à cet endroit de Plutarque. Voilà ma première réflexion. L’autre est que cette vieillesse, que l’on attribue à notre philosophe, ne s’accorde point avec ceux qui disent qu’il vint à Athènes âgé de vingt ans, et qu’il y séjourna trente années. Il

  1. Cicero, de Oratore, lib. III, cap. XV, (et non pas lib. II, comme cite M. Ménage sur Diogène Laërce, num 7.) folio 91, B.
  2. Plutarch. in Vitâ Periclis, pag. 162. Je me sers de la version d’Amiot.
  3. Idem in Præcept. Reip. gerendæ, pag. 820, D. Diogène Laërce, comme on l’a vu dans le corps de cet article, a circonstancié les choses un peu autrement.
  4. Ælian. Var. Hist. lib. IV, cap. XIV.
  5. Voyez les notes de Kuhnius sur cet endroit d’Élien.
  6. Alius igitur fuerit ab Anaxagorâ nostro, etc. Menag. in Laërt., lib II, num 7. Il tire cette conséquence de ce qu’Anaxagoras ne s’était pas appliqué au gouvernement.