Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28
ANAXAGORAS.

selon Anaxagoras, le soleil était une pierre enflammée. Suidas explique par πύρινον λίθον le μύδρον διάπυρον de Diogène Laërce. Je m’étonne donc de ce que M. Charpentier aime mieux dire qu’Anaxagore soutint que le soleil n’estoit qu’une masse de fer enflammée [1].

(C) M. Moréri a très-mal représenté un de ses sentimens, que Lucrèce avait néanmoins très-bien exposé, etc. ] Nous mettrons dans cette remarque toutes les erreurs de M. Moréri.

1°. Il se figure qu’Anaxagoras enseigna, que les principes des choses avoient en eux les caractères des parties : car, comme l’or est composé de petites parcelles unies ensemble, de même tout ce grand monde est fait de semblables parties, qui font le tout, et sont le premier mobile des choses. Quel galimatias ! quelles ténébres ! Héraclite a-t-il jamais pu s’exprimer si obscurément ? À quoi bon l’exemple de l’or composé de petites parcelles unies ensemble ? Cela convient-il à l’or plutôt qu’à tout autre mixte ? Ne fallait-il pas ajouter que ces petites parcelles, qui composent l’or, sont elles-mêmes de l’or ? C’est ce qu’enseignait Anaxagoras : il croyait qu’un os visible était composé de plusieurs os invisibles ; et que le sang, que nous voyons, était composé de plusieurs petites gouttes, dont chacune était du sang. C’est pour cela qu’il appelait ses principes ὁμοιομερείας [2], similaritates. Lisez ces vers de Lucrèce.

Nunc et Anaxagoræ scrutemur homœomerian,
Quam Græci memorant, nec nostrâ dicere linguâ
Concedit nobis patrii sermonis egestas.
Sed tamen ipsam rem facilè est exponere verbis,
Principium rerum quam dicit homœomerian.
Ossa videlicet à pauxillis atque minutis
Ossibu’ ; sic et de pauxillis atque minutis
Visceribus viscus gigni ; sanguenque creari,
Sanguinis inter se multis coëuntibu’ guttis ;
Ex aurique putat micis consistere posse
Aurum ; et de terris terram concrescere parvis ;
Ignibus ex ignem ; humorem ex humoribus esse.
Cætera consimili fingi ratione, putatque [3].


Je ne rapporterai pas toutes les raisons que Lucrèce étale contre ce dogme, je n’insisterai que sur la première. Il montre que, suivant cela, les premiers principes des choses seraient corruptibles tout autant que les corps mêmes les plus composés. Cette conséquence entraîne deux grands inconvéniens : l’un, que la différence, qui doit être entre les principes et les mixtes, ne se trouve point dans l’hypothèse d’Anaxagoras. La différence dont je parle, est que les principes [4] doivent toujours demeurer les mêmes, quelque souvent que les mixtes soient détruits. Ce sont seulement les mixtes qui naissent, qui meurent, et qui passent par mille vicissitudes de génération et de corruption ; mais les principes retiennent invariablement leur nature sous toutes les formes qui se produisent successivement. Anaxagoras ne pouvait pas dire cela de ses principes ; car si par exemple ceux de la chair avaient la nature de chair, ils étaient aussi sujets à la destruction qu’une grosse masse de chair, et ainsi des autres, vu que d’ailleurs il n’admettait dans la matière aucune partie indivisible [5]. Nous verrons ci-dessous [6] s’il aurait pu supposer que les principes, étant éternels et incréés, devaient être impérissables. L’autre inconvénient est que la destruction des premiers principes ne diffère pas de ce qu’on appelle annihilation ; car, quand ils cessent d’être, ils ne se résolvent point en d’autres choses dont ils soient composés, vu que la simplicité qui leur est propre ne souffre point de composition. Ils périssent donc entièrement, et ils sont anéantis. Or, la lumière naturelle ne conçoit pas qu’un tel changement soit possible [7]. La destruction des corps composés n’est point sujette à cette difficulté ; ils subsistent toujours dans leurs principes : le bois, par

  1. Charpentier, Vie de Socrate, pag. 7.
  2. Plut. de Placit. Philosoph, lib. I, cap. III, pag. 876. Diogen. Laërtius, lib. II, num. 8.
  3. Lucret., lib. I, vs. 830.
  4. J’entends par-là la matière ou le Subjectum ex quo.
  5. Nec tamen esse ullâ parte idem in rebus inane

    Concedit, neque corporibus finem esse secundis.
    Lucret., lib. I, vers. 843.

  6. Dans la remarque (G).
  7. At neque recidere ad nihilum res posse, neque autem

    Crescere ex nihilo, testor res antè probatas.
    Lucret., lib. I, vs. 857.