Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
422
ARNAULD.

lui de tous côtés, et où les jeunes jésuites du collége, qu’il appelle dans un endroit Pubes jesuitica sagittaria, avaient bonne part. Les jansénistes, de leur côté, n’étaient pas moins choqués de sa lâcheté, que les jésuites l’étaient de sa duplicité, et ils lui en donnèrent des marques par une pièce en vers burlesques, qu’ils firent contre lui, et qui commence par

» Santeuil, ce renommé poëte.


» Ainsi il se trouva bien loin de son compte, et il vit qu’en voulant ménager tout le monde, il n’avait contenté personne. » Tout bien pesé, il résolut de sacrifier les jansénistes aux jésuites : il fit à ceux-ci par lettre une humble confession de sa faute ; mais cela ne les contenta point : ils voulurent une rétractation [1]. Il se vit pressé là-dessus tous les jours par épigrammes sur épigrammes qu’il recevait continuellement, et qui ne lui donnaient point de repos [2]. Il écrivit une lettre au père la Chaise, où il interpréta le mieux qu’il put quelques termes de l’épitaphe. La réponse qu’il reçut de ce jésuite augmenta ses inquiétudes [3] ; il fallut songer à une seconde apologie. L’endroit le plus délicat, et sur quoi roulait toute la difficulté, était celui où il disait de M. Arnauld,

Ictus illo fulmine (Vaticano)
Trabeate doctor, jam mihi non ampliùs
Arnalde saperes.


C’est-à-dire,

Si vous aviez été frappé de la foudre du Vatican, je vous renoncerais absolument.

Or, c’était ne rien dire. Les jésuites voulaient qu’il mît sapies, au lieu de saperes. (Car tout ceci se passait sur l’épreuve, avant que les copies fussent tirées.) De mettre sapies, c’eût été déclarer M. Arnauld excommunié et condamné. Un de ses amis, à qui il en parla, lui donna une ouverture pour trouver un milieu entre saperes et sapies : c’était de mettre sapias, qui pouvait se prendre également dans les deux sens divers des deux autres mots : mais il sentait bien qu’il ne pouvait abandonner le saperes sans choquer les jansénistes. Enfin, après longues délibérations, il prit le parti de servir chacun à peu près selon son goût. Il fit donc tirer deux sortes de copies : les unes, où il y avait sapias, pour les jésuites, en leur disant de vive voix qu’il le prenait dans le sens du sapies ; et les autres, où il laissait le saperes, pour faire sa cour aux jansénistes [4]. À cela, il joignit l’interprétation de quelques autres endroits de l’épitaphe. Il ne contenta ni les jésuites, ni les jansénistes. Ces derniers firent courir contre lui une pièce fort piquante [5] : les autres ne le poussèrent pas moins fortement. Le père Commire s’en mêla. Il était demeuré sans combattre, comme le corps de réserve ; « mais il parut enfin dans le champ de bataille ; et, pour terminer une dispute qui ne finissait point, et empêcher M. Santeuil de dire tant de fois le pour et le contre, il vint tomber sur lui, et lui passa dans la bouche un bâillon qui l’a toujours fort incommodé depuis. Je parle du Linguarium, que tous les savans attribuent à ce grand poëte [6]. » Un poëte de l’université, et nullement ami des jésuites, se mit sur les rangs, et fit une pièce intitulée Santolius pendens, c’est à-dire, Santeuil au gibet. C’est une des meilleures qui aient paru durant cette longue guerre poétique. Il a paru, je pense, trois relations de ce différent. Je n’ai point vu la première : celle que j’ai citée est la seconde : la troisième est de l’an 1697, et postérieure à la mort de M. Santeuil : elle contient les lettres qui furent écrites à ce poëte par divers Jésuites, et n’est point conforme à la seconde, quant à certaines circonstances.

Il est certain que cette querelle fit beaucoup de bruit, et c’est pourquoi l’auteur de la relation se crut obligé d’employer ce préambule [7]. « C’est le destin de ceux qui ont causé de grands troubles durant leur

  1. Là même, pag. 11.
  2. Là même, pag. 14.
  3. Là même, pag. 17.
  4. Histoire des troubles causés par M. Arnauld après sa mort, pag. 20.
  5. Intitulée Santolius pœnitens. Voyez l’Histoire des troubles, etc., pag. 20.
  6. Là même, pag. 33.
  7. Là même, pag. 3 et 4.