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ANAXAGORAS.

moins de solidité que d’éclat ; puisque nous voyons qu’Anaximènes, précepteur d’Anaxagoras, ne traita point la philosophie comme une personne qui supposait que l’existence de Dieu, en qualité de première cause, était si connue, qu’il ne fallait pas en parler. Il parla des dieux ; mais, bien loin de les considérer comme des principes, il soutint qu’ils devaient eux-mêmes leur existence au principe qu’il établissait : Qui (Anaximenes) omnes rerum causas infinito aëri dedit : nec deos negavit, aut tacuit : non tamen ab ipsis aërem factum, sed ipsos ex aëre ortos credidit [1]. Cicéron attribue un semblable sentiment à Anaximander, précepteur d’Anaximènes : Anaximandri opinio est nativos esse deos, longis intervallis orientes occidentesque, eòque innumerabiles esse mundos. Notez que les deux disciples d’Anaximènes [2] corrigèrent l’hypothèse de leur maître, soit en admettant une intelligence distincte des corps, et cause du monde, soit en supposant que l’air, le principe de toutes choses, n’était principe qu’en tant qu’il était doué d’un esprit divin. La première de ces deux hypothèses est celle d’Anaxagoras ; l’autre est celle de Diogène d’Apollonie : Diogenes quoque Anaximenis alter auditor aërem quidem dixit rerum esse materiam de quâ omnia fierent : sed eum esse compotem divinæ rationis, sine quâ nihil ex eo fieri posset [3]. Tout ceci combat contre le père Thomassin. Il n’est plus question de physiciens qui n’aient que passé sous silence la doctrine de l’existence de Dieu ; il s’agit de physiciens qui en ont parlé, mais d’une manière fort opposée à celle des poëtes, et à celle d’Anaxagoras. J’ajoute que leur simple silence prouverait beaucoup ; car en ce temps-là les physiciens remontaient jusqu’au chaos, jusqu’à la première origine des choses [4]. Il fallait donc qu’ils s’expliquassent sur ce qu’ils croyaient de la nature de Dieu, et qu’ils épuisassent toute la doctrine des premiers principes ; après quoi, il leur était fort permis de donner raison des effets particuliers et quotidiens de la nature, sans remonter jusqu’à la première cause. Aujourd’hui les physiciens ne considèrent que les causes secondes, la matière, la forme, etc. Mais ce n’est point parce qu’ils supposent que la connaissance de Dieu, comme de la cause première, est assez bien établie ; c’est parce qu’ils en traitent amplement, et avec beaucoup d’étude, dans une partie de leur cours, distincte de la physique [5]. Quoi qu’il en soit, tenons pour constant que ces anciens philosophes n’ignoraient pas ce que les poëtes avaient dit de Dieu. D’où vient donc qu’ils ne les ont pas imités ? Serait-ce parce qu’ils ne faisaient pas grand fond sur des poésies où ils voyaient tant de bagatelles, et tant d’opinions populaires qui n’étaient pas à l’épreuve d’un examen philosophique [6] ? Aristote insinue cette raison [7]. En jugeaient-ils comme Socrate en jugea lorsqu’il dit que les fanatiques ressemblent aux poëtes, et que les uns et les autres n’entendent point ce qu’ils avancent : Ἔγνων οὖν αὖ καὶ περὶ τῶν ποιητῶν ἐν ὀλίγῳ τοῦτο, ὅτι οὐ σοϕία ποιοῖεν· ἀλλὰ ϕύσει τινὶ, καὶ ἐνθουσιάζοντες, ὥσπερ οἱ θεομάντεις καὶ οἱ χρησμῳδοί. Καὶ γὰρ οὗτοι λέγουσι μὲν πολλὰ καὶ καλά, ἴσασι δὲ οὐδὲν ὧν λέγουσι. Τοιοῦτον τί μοι ἐϕάνησαν πάθος καὶ οἱ ποιηταὶ πεπονθότες [8]. Deprehendi igitur brevi id in poëtis, eos videlicet non sapientiâ facere quæ faciunt, sed naturâ quâdam ex divinâ animi concitatione, quemadmodùm et hi qui divino furore afflati vaticinantur. Nam et hi multa quidem dicunt atque præclara : sed eorum quæ dicunt, nihil intelligunt. Tali quodam pacto poëtæ

  1. August., de Civit. Dei, lib. VIII, cap. II. Voyez aussi Cicéron, de Nat. Deorum, lib. I, où il dit, Anaximenes aëra Deum statuit, eumque gigni.
  2. Savoir Anaxagoras, et Diogène d’Apollonie.
  3. August., de Civitate Dei, lib. VIII, cap. II. Voyez aussi Cicéron, de Nat. Deor., lib. I, cap. X, où il dit, Quid ? aër quo Diogenes Apolloniates utitur Deo,
  4. Voyez Cicéron, Tuscul. V, vers le commencement ; et Virgile, Ecl. VI, vs. 31.
  5. C’est dans la métaphysique.
  6. Comme dans la Théogonie d’Hésiode, où il y a tant d’absurdités touchant les dieux et même, comme Lactance s’en plaint dans le chap. V du Ier. Livre de ses Institutions, le chaos y précède les Divinités.
  7. Arist. Metaphys., lib. III, cap. IV, pag. 662, B.
  8. Plato in Apologiâ Socratis, pag. 27, F.