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AVERROÈS.

vertus, et tant de bonnes qualités : m’aient pas été accompagnées de l’orthodoxie, et qu’au contraire elles aient été jointes aux erreurs les plus énormes ! Les écrits de ses adversaires ne le diffamaient que du côté de l’hérésie, et ses panégyristes ne le louaient que du côté de la vertu et de la science, etc. Hic à multis laudatus, à nonnullis verò aliis vituperio affectus est..... Adversarius ejus scripsit epistolam quâ vituperabatur Averroës, cum de hæresi infamando ; et alius scripsit aliam laudando eum de nobilitate, justitiâ, et doctrinâ : quæ quidem epistolæ sunt longissimæ[1].

(M) Ses ennemis l’accusèrent d’hérésie, ce qui eut des suites bien... accablantes pour lui. ] Plusieurs nobles, et plusieurs docteurs de Cordoue, et nommément le médecin Ibnu Zoar, lui portaient envie, et résolurent de lui intenter un procès de religion. Ils subornèrent de jeunes gens, pour le prier de leur faire une leçon de philosophie. Il y donna les mains, et leur découvrit dans cette leçon sa créance de philosophie : Inter legendum autem suam philosophalem fidem detexerunt [2]. Ils en firent dresser un acte par un notaire, et l’y déclarèrent hérétique. Cet acte fut signé par cent témoins, et envoyé à Mansor roi de Maroc. Ce prince l’ayant vu, se mit en colère contre Averroës, et dit tout haut : Il est clair que cet homme-là n’est point de notre religion. Hunc nostræ legis non esse patet. Il fit confisquer tous ses biens, et le condamna à se tenir au quartier des juifs. Averroës obéit ; mais étant allé quelquefois à la mosquée, pour y faire ses oraisons, et ayant été chassé à coups de pierre par les enfans, il se retira de Cordoue à Fez, et s’y tint caché. On le reconnut dans peu de jours, et on le mit en prison, et l’on demanda à Mansor ce qu’on en ferait. Ce prince assembla plusieurs docteurs en théologie et en jurisprudence, et s’informa d’eux de quelle peine un tel homme était digne. La plupart répondirent qu’en qualité d’hérétique il méritait la mort, mais quelques-uns représentèrent qu’il ne fallait pas faire mourir un tel personnage, qui était principalement connu sous la qualité de légiste et sous celle de théologien : de sorte, dirent-ils, qu’on ne divulguera point par le monde qu’un hérétique a été condamné, mais qu’un légiste, qu’un théologien, a subi cette sentence : d’où il arrivera, 1°. que les infidèles n’embrasseront plus notre foi, et qu’ainsi notre religion sera amoindrie ; 2°. que l’on se plaindra que les docteurs africains cherchent et trouvent des raisons de s’ôter la vie les uns aux autres. Il y aura plus de justice à le faire rétracter devant la porte de la grande mosquée, où on lui demandera s’il se repent. Nous sommes d’avis que Votre Majesté lui pardonne en cas qu’il se repente ; car il n’y a aucun homme sur la terre qui soit exempt de tout crime. Mansor goûta ce conseil, et donna ses ordres au gouverneur de Fez pour une telle exécution. En conséquence de quoi, un vendredi à l’heure de la prière, notre philosophe fut conduit devant la porte de la mosquée, et mis, tête nue, sur le plus haut degré, et tous ceux qui entraient dans la mosquée lui crachèrent au visage. La prière étant finie, les docteurs avec des notaires, et le juge avec ses assesseurs, vinrent là, et demandèrent à ce misérable s’il se repentait de son hérésie ? Il répondit par un oui : on le renvoya ; il se tint à Fez, et y fit des leçons de jurisprudence. Mansor lui ayant permis quelque temps après de retourner à Cordoue, il y retourna, et y vécut misérablement privé de biens et de livres. Cependant le juge qui lui avait succédé s’acquittait si mal de sa charge, et en général la justice était si mal administrée dans ce pays-là que les peuples en gémissaient. Mansor, voulant remédier à ce désordre, assembla son conseil, et y proposa de rétablir Averroës. La plupart des conseillers en furent d’avis : c’est pourquoi il lui envoya un ordre de venir incessamment à Maroc, pour y faire les fonctions de sa première magistrature. Averroës partit aussitôt avec toute sa famille, et passa tout le reste de ses jours à Maroc[3]. Il y fut enterré hors de la porte des Corroyeurs [4]. Son tombeau et son épitaphe y ont paru fort long-temps[5].

  1. Ibidem, pag. 279.
  2. Ibidem, pag. 276.
  3. Hottingerus, Biblioth. theolog., pag. 276 et seqq.
  4. Ibidem, pag. 279.
  5. Ibidem.