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BONFINIUS.

tude, s’ils eussent pris une semblable apparition pour une preuve démonstrative que l’âme de leur ami vivait. « Il est possible, leur pouvait-on dire, qu’encore que l’âme de votre ami soit morte, vous ayez vu un fantôme qui vous a dit ce qu’il s’était engagé à vous venir annoncer. Il y a dans l’univers plusieurs génies, qui connaissent ce que nous faisons, et qui peuvent agir sur nos organes. Quelqu’un d’eux s’est diverti à vous tromper : il vous a fait croire qu’il était l’âme de Julius. Par des raisons naturelles et convaincantes, nous ne saurions vous prouver que cela soit vrai, ni vous nous prouver que cela soit faux. N’allez donc pas si vite, ne concluez rien certainement, contentez-vous de prendre cela pour une hypothèse bien probable. » Les amis de Julius répliqueraient que l’existence même de ces génies est une preuve de l’immortalité de notre âme ; car si ces génies sont immortels, pourquoi notre âme ne le serait-elle pas ? On pourrait leur repartir que ces génies auraient la force de faire cent choses, à la place et sous le nom de l’âme morte de Julius, quand même ils seraient mortels. Les hommes ne sont-ils pas tous mortels ? Ne meurent-ils pas tous effectivement, les uns plus tôt, les autres plus tard ? Cela les empêcherait-il de tromper les bêtes, dans la supposition que je m’en vais faire. Supposons que l’âme des chiens se persuadât qu’elle subsiste après s’être séparée du corps ; supposons qu’un chien en particulier eût promis aux autres de leur venir dire comment il se trouverait après la mort. Supposons enfin qu’un homme connût cette promesse, et la manière dont le chien serait convenu de l’exécuter. N’est-il pas vrai que cet homme ferait aisément ce qui serait nécessaire pour tromper les autres chiens ? Il leur montrerait des fantômes : il ferait aboyer des marionnettes, etc. Si les chiens en concluaient, donc notre âme est immortelle, pour le moins les hommes sont immortels, ne se tromperaient-ils pas ? Il est aisé de comprendre, pour peu qu’on y fasse réflexion, que les esprits invisibles de l’univers, ce que les platoniciens appelaient génies, pourraient faire tout ce que l’art de la nécromance leur attribue, quand même ils seraient mortels. Il suffirait que leur espèce se conservât malgré la mort successive de tous les individus, comme notre espèce se conserve quoique tous les hommes meurent. Dire que la génération des individus est impossible parmi les génies, c’est décider témérairement de ce que l’on ne sait pas, et que l’on ne peut savoir. L’infinité de la nature peut contenir mille manières de propagation qui ne nous sont pas connues. Notez qu’il y a eu des païens, qui ont cru la mortalité des génies.

Concluons de tout ceci, que ce que l’on nomme retour ou apparition d’esprits, n’est point rigoureusement parlant une preuve nécessaire[1], ou de l’immortalité de notre âme, ou de l’immortalité des démons. Je ne nie point que ce n’en soit une preuve, à laquelle on peut acquiescer prudemment, raisonnablement ; mais je parle ici de preuves démonstratives : je parle de preuves qui ne puissent être éludées que par des chicanes dont on peut réduire bientôt les défenseurs à l’absurdité.

  1. Il faut qu’on prenne bien garde à ces deux clauses, la première, rigoureusement parlant ; la seconde, preuve nécessaire.

BONFINIUS [a] ( Antoine), natif d’Ascoli, en Italie, dans la marche d’Ancône, a fleuri au XVe. siècle. Il s’attacha à l’étude des belles-lettres, et y réussit. Matthias Corvin, roi de Hongrie, ayant ouï parler de sa science, le fit venir auprès de lui. Bonfinius eut l’honneur de lui faire la révérence à Reez, peu de jours avant que ce prince fît son entrée publique dans la ville de Vienne qu’il avait conquise[b]. Dès cette première audience, il présenta plusieurs livres qu’il venait de faire imprimer (A), et qu’il avait dédiés ou à ce roi, ou à la reine son épou-

  1. Il se donne le nom de Bonfinis dans son Histoire de Hongrie.
  2. En 1485, selon Calvisius.