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CÉRATINUS.

ajoute [1] qu’il sait de bonne part que Cératinus, ne voulant point désobéir aux ordres sévères de son père, alla à Utrecht pour se faire ordonner prêtre. On l’examina selon la coutume, et sur ce qu’il confessa ingénument qu’il ne savait point par cœur une règle de grammaire qu’on lui demandait, on le fit sortir comme un ignorant, et on lui commanda d’aller étudier sa grammaire avec plus d’application. Il se retira sans faire du bruit, et se contenta de dire la cause de son exclusion à un savant ecclésiastique, qui entrant tout à l’heure dans l’assemblée des examinateurs leur représenta la bévue qu’ils venaient de faire ; qu’il n’y avait point à Louvain un plus savant personnage que celui qu’ils renvoyaient à ses rudimens ; et qu’il avait donné des preuves publiques de son savoir, par une version latine très-pure des livres de saint Chrysostome touchant la dignité sacerdotale. On entendit raison, on rappela Cératinus, on lui fit des excuses sur la nécessité de se conformer à la routine, et on l’ordonna prêtre. Si ces messieurs avaient demandé le per quam regulam à Cératinus, comme on fait aux écoliers que l’on examine sur leur Despautère, et que l’on oblige à décliner leur nom par règle ; si, dis-je, ils l’avaient traité de la sorte, parce qu’ils auraient été avertis que c’était un orgueilleux, ils n’auraient pas été blâmables. Il court un conte, qu’un jeune présomptueux prêt à recevoir les ordres eut la mortification d’être d’abord interrogé en cette manière, Musa que pars orationis ? et qu’ayant répondu Aquila non captat muscas, on lui répliqua Neque Ecclesia superbos, et qu’on le renvoya.

(E) Il se trompa lorsqu’il écrivit à Érasme qu’il l’avait vu à Deventer. ] Une lettre qu’Érasme lui écrivit au mois d’avril 1519 [2], dans laquelle il le nomme Hornensis, nous apprend, 1°. que Cératinus avait demandé à Érasme son amitié, et qu’entre autres choses il lui avait dit qu’il avait eu l’honneur de le voir à Deventer ; 2°. qu’il lui avait indiqué quelques circonstances qu’il avait crues propres à l’en faire ressouvenir. Érasme lui répondit que c’était une illusion, et se servit pour le lui prouver de ces mêmes circonstances : il lui marqua que quand il partit de Deventer le pont n’était pas encore fait, et qu’il n’alla point aussitôt en Angleterre [3]. Si l’on me demande pourquoi j’observe ces minuties, je réponds que c’est pour donner un illustre exemple d’une illusion qui est fort commune, et de laquelle on se pourrait mieux défendre que l’on ne fait, si l’on considérait bien que de fort habiles gens y tombent. Quand un auteur devient fort célèbre, ceux qui ont étudié aux mêmes académies que lui se font je ne sais quel plaisir de dire dans les compagnies où l’on parle de ce grand auteur, qu’il y a long-temps qu’ils le connaissent, qu’ils l’ont vu écolier, etc. On s’imagine que ce sont là des relations qui font participer en quelque sorte à la gloire de ce grand homme ; et là-dessus on débite plus de faits que l’on n’en croit, et l’on en croit plus qu’il n’y en a de véritables [4]. Je suis sûr que bien des gens se reconnaîtront ici. En tout cas, nous y voyons par l’exemple de Cératinus qu’il ne faut point trop se fier à sa mémoire ; car il ne faut point douter qu’il ne fût dans la bonne foi.

(F) On a de lui... un Lexicon grec et latin. ] Boxhornius [5] se trompe de prétendre que c’est le premier Lexicon grec qui ait été fait. Valère André [6] ne se trompe guère moins, lorsqu’il dit que Cératinus est le premier qui après Alde Manuce a augmenté et publié un tel Lexicon. La préface [7] qu’Érasme a mise au devant de cet ouvrage de Cératinus suffit à faire voir qu’il avait été déjà augmenté par plusieurs personnes, et réimprimé plusieurs fois. Il s’était même trouvé quelqu’un qui y avait inséré quelques noms propres, ce qu’Érasme n’approuve pas. Il semble d’abord que Gesner ait cru que cela s’adresse à Cératinus [8] ; ce qui est

  1. Adag. IV, cent. V.
  2. C’est la XXXIIe. du Ve. liv.
  3. Quòd existimas me ubi Daventriæ conspectum vel hoc argumento facilè deprehendes te vanâ ludi mentis imaginatione, quòd cùm ego Daventriâ discederem, nondùm fluvius qui urbem præterfluit ponte junctus erat.
  4. Voyez ci-dessus la remarque (I) de l’article Camden, tome IV, pag. 376.
  5. In Theatr. Holland., pag. 373.
  6. Biblioth. belg., pag. 406.
  7. Elle est au XXVIIIe. livre de ses Lettres.
  8. Gesn., in Biblioth., in Ceratino.