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ÉPICURE.

parent entre elles, ils les concilient, ou bien ils montrent qu’elles se combattent. D’ailleurs ce peuvent être des gens qui se font une religion, dans les matières de fait, de n’avancer rien sans preuve. S’ils disent qu’un tel philosophe grec croyait ceci ou cela, qu’un tel sénateur ou capitaine romain suivait certaines maximes, ils en produisent les preuves tout aussitôt ; et parce qu’en certaines occasions la singularité de la chose demande plusieurs témoignages, ils en ramassent plusieurs. Je ne crains point de dire de cette méthode de composer, qu’elle est cent fois plus pénible que celle de notre Épicure, et qu’on ferait un livre de mille pages en moins de temps selon la dernière méthode, qu’un livre de quatre cents pages selon la première. On comprendra mieux cela par un exemple. Qu’un habile homme ait à prouver qu’un tel père de l’église a été d’un tel sentiment [1], je suis sûr qu’il lui faudra plus de jours afin d’assembler les passages qui lui seront nécessaires, qu’afin de raisonner à perte de vue sur ces passages. Ayant une fois trouvé ses autorités et ses citations, qui peut-être ne rempliront pas six pages, et qui lui auront coûté un mois de travail, il aura dans deux matinées vingt pages en raisonnemens, en objections et en réponses à des objections : et par conséquent ce qui naît de notre propre génie coûte quelquefois beaucoup moins de temps que ce qu’il faut compiler[2]. Je suis sûr que M. Corneille aurait eu besoin de plus de temps pour justifier une tragédie par un grand ramas d’autorités, que pour la faire ; et je suppose le même nombre de pages dans la tragédie, et dans la justification. Heinsius mit peut-être plus de temps à justifier[3] contre Balzac, son Herodes infanticida, qu’un métaphysicien espagnol n’en met à un gros volume de disputes où il débite tout de son crû. Je pense que les plaidoyers où M. le Maître ramassa quantité d’autorités, lui coûtèrent plus que les autres ; et qu’ils furent composés avec plus de peine que ceux de M. Patru qui ne citait presque rien.

Je n’entre point dans la question de la préférence : je dirai seulement que les auteurs qui n’empruntent rien sont pour l’ordinaire moins instructifs que ceux qui répandent leurs recueils. Une bonne pensée, de quelque endroit qu’elle parte, vaudra toujours mieux qu’une sottise de son crû [4], n’en déplaise à ceux qui se vantent de trouver tout chez eux, et de ne tenir rien de personne[5]. J’ajoute qu’il n’y a pas moins d’esprit ni moins d’invention à bien appliquer une pensée que l’on trouve dans un livre, qu’à être le premier auteur de cette pensée. Cela paraît dans les entretiens de Voiture. On a ouï dire au cardinal Du Perron, que l’application heureuse d’un vers de Virgile, était digne d’un talent[6]. Je laisse ceux qui comparent la première production d’une pensée avec l’acte de la génération, et l’art d’appliquer les vieilles pensées avec la puissance de ressusciter. C’est se déclarer trop partial pour les recueils : néanmoins, j’alléguerai les paroles de celui qui s’est montré si prévenu. « Comme beaucoup de personnes pèchent en l’usage immodéré des allégations, il y en a assez d’autres ridicules dans une sotte affectation de ne citer jamais personne, et de prendre tout chez eux ; semblables à cet Hippias Élien, qui se vantait hardiment de ne rien porter que ses mains n’eussent fait. Car j’attribue facilement à cette vanité le grand mépris que quelques-uns font de toute sorte d’autorités, pour montrer qu’ils ne produisent rien que d’eux-mêmes, que les belles pensées sortent de leur tête, comme Pallas de celle de Jupiter, et qu’ils engendrent comme lui sans l’aide d’autrui. À quoi néanmoins on pourrait répondre, que la génération se fait par une action si commune dans tous les ordres de la nature, qu’il n’y a pas lieu de faire

  1. On n’entend pas toutes sortes de sentimens ; mais certaines opinions particulières qu’on ne fait qu’insinuer par-ci par-là.
  2. Voyez les nouvelles Lettres du Critique de M. Maimbourg, au commencement de la Xe, lettre, pag. 298, 299.
  3. Cette Apologie contient deux cent soixante quatre pages, in-8°.
  4. Voyez Saint-Amant, préface du Moïse sauvé.
  5. La Mothe-le-Vayer, tom. IX, pag. 341.
  6. Voyez l’abbé de Marolles, dans la préface de son Abrégé de l’Histoire de France.