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ÉPICURE.

C’est pourquoi il remarque qu’Anaxagoras, qui supposa que les parties de la matière étaient en repos quand le monde commença d’être produit, avait entendu habilement cette affaire-là [1]. Revenons à Épicure.

III. Ne comptons pour rien toutes mes raisons à priori, si vous voulez, dirait-il encore au platonicien. Je renonce même à cette objection, c’est que la bonté pour être louable doit être accompagnée du jugement. Or, nous ne voyons pas quelles personnes judicieuses, quelque bon que soit leur naturel, s’ingèrent de leur propre mouvement dans les désordres domestiques de leur prochain : ils se contentent de mettre un bon ordre chez eux[2]. Un prince sage remédie aux abus de son état ; mais il ne se mêle point de réformer les monarchies voisines ; il en laisse le soin à ceux à qui elles appartiennent. L’on pourrait présupposer sur cette idée de sagesse, que Dieu ne pouvait pas entreprendre de remédier aux imperfections de la matière. Il n’en était pas responsable, puisqu’il n’avait eu nulle part à la production des corps. C’était l’ouvrage de la nature, et c’était donc à elle d’en disposer. Je renonce à cette instance, dirait Épicure, et je vous permets de vous servir de l’exemple de ces héros, qui ont été mis au rang des dieux pour avoir rendu de grands services au genre humain[3] ; voyons d’un autre sens si ces motifs de bonté dont vous parlez n’ont pas dû céder à des raisons de sagesse.

IV. Un agent sage n’entreprend point de mettre en œuvre un grand amas de matériaux, sans en avoir bien examiné les qualités, et sans avoir reconnu qu’ils sont susceptibles de la forme qu’il aurait envie de leur donner. Et si la discussion de leurs qualités lui fait connaître qu’ils ont des défauts incorrigibles, qui feraient que leur nouvelle condition serait pire que la première, il se garde bien d’y toucher, il les abandonne à leur état, et il juge qu’il se conduira, et plus sagement, et avec plus de bonté, en laissant les choses comme elles sont, qu’en y donnant une autre forme qui deviendrait pernicieuse. Or vous convenez, vous autres platoniciens[4], qu’il y a eu dans la matière un vice réel, qui a été un obstacle au projet de Dieu ; un obstacle, dis-je, qui n’a point permis à Dieu de faire un monde exempt des désordres que nous y voyons ; et il est certain d’autre côté que ces désordres rendent la condition de la matière infiniment plus malheureuse, que ne l’était l’état éternel, nécessaire, et indépendant sous lequel elle avait été avant la génération du monde. Tout était insensible sous cet état : le chagrin, la douleur, le crime, tout le mal physique, tout le mal moral, y étaient inconnus. On n’y sentait à la vérité aucun plaisir ; mais cette privation de bien n’était pas un mal ; car elle ne saurait être un malheur qu’en tant qu’on s’en aperçoit, et qu’on s’en afflige. Vous voyez donc qu’il n’était pas d’une bonté sage de faire changer d’état à la matière, pour la métamorphoser en un monde tel que celui-ci. Elle contenait en son sein les semences de tous les crimes et de toutes les misères que nous voyons ; mais c’étaient des semences infécondes, et dans cet état elles ne faisaient pas plus de mal que si elles n’eussent pas existé : elles n’ont été pernicieuses et funestes

  1. Ἔοικε δὲ τοῦτό γε αὐτὸ καλῶς Ἀναξαγόρας ὑπολαϐεῖν, ἐξ ἀκινήτων γὰρ ἄρχεται κοσμοποιεῖν. Videtur autem Anaxagoras hoc ipsum benè accepisse : ex immobilibus enim incipit conficere mundum. Id., ib., C.
  2. Voyez Érasme sur le proverbe, Ædibus in nostris quæ prava aut recta geruntur, qui est le LXXXVe. de la VIe. centurie de la Ire. chiliade, pag. m. 222.
  3. Romulus, et Liber pater, et cum Castore Pollux,
    Post ingentia facta, Deorum intempla recepti,
    Dum terras hominumque colunt genus, aspera bella
    Componunt, agros assignant, oppida condunt.
    Horat., epist. I, lib. II, vs. 5.

  4. Nota, Materiam inobsequentem et ab eâ Prava esse. Plato sæpè hæc tangit, et huc transit : ut cùm dicit Materiam, aut in eâ Ψυχὴν, ἄτακτον, καὶ κακοποίον, Animam incompositam et mali auctorem, sive maleficam iterùmque : ἐναντίαν καὶ ἀντιπαλον τῇ ἀγαθούργῳ ϕύσει : adversariam et rebellem beneficæ Naturæ, id est Deo. Animam sive vim in Materiâ dicit : neque enim ipsam per se vult malam, sed latens in eâ aliquid, quod in generatione se exserit et promit. Imò duas Mundi animas ab eo statui, natu jam grandiore, in libris de Legibus ; et cùm diu fluctuâsset, beneficam ac maleficam, Plutarchus est auctor. Lipsius, Phys. Stoïcor., lib. I, dissert. XIV, pag. m. 867. Il cite Plutarque, de Iside et Osir. Il devait le citer aussi de Animæ procreat. ex Timæo. Voyez aussi Maxime de Tyr, serm. XXV.