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LUCRÈCE.

cune sorte de moralité : car il ne donnait aux dieux aucune part au gouvernement de l’univers, et il ne reconnaissait dans notre monde aucun composé invisible, qui connût ou qui voulût quelque chose, et par conséquent son vis abdita quædam est une preuve convaincante contre lui-même. Il renversait par-là ses principes.

Je dirai en passant qu’il lui eût été très-facile de concilier avec son système l’existence de ce qu’on nommait Fortune, Némésis, bons Génies, mauvais Génies. Il pouvait laisser les dieux dans l’état où il se les figurait, contens de leur propre condition, et jouissant d’une souveraine félicité, sans se mêler de nos affaires, sans punir le mal, sans récompenser le bien, etc. ; mais il pouvait supposer que certains amas d’atomes, qu’il aurait nommés tout comme il aurait voulu, étaient capables de jalousie par rapport à l’homme, et capables de travailler invisiblement à la destruction des hautes fortunes. Il y a longtemps que je suis surpris que ni Épicure, ni aucun de ses sectateurs, n’aient pas considéré que les atomes qui forment un nez, deux yeux, plusieurs nerfs, un cerveau, n’ont rien de plus excellent que ceux qui forment une pierre[1], et qu’ainsi il est très-absurde de supposer que tout assemblage d’atomes, qui n’est un homme, ni une bête, est destitué de connaissances. Dès qu’on nie que l’âme de l’homme soit une substance distincte de la matière, on raisonne puérilement, si l’on ne suppose pas que tout l’univers est animé, et qu’il y a partout des êtres particuliers qui pensent ; et que comme il y en a qui n’égalent point les hommes, il y en a aussi qui les surpassent. Dans cette supposition, les plantes, les pierres, sont des substances pensantes. Il n’est pas nécessaire qu’elles sentent les couleurs, les sens, les odeurs, etc. ; mais il est nécessaire qu’elles aient d’autres connaissances, et comme elles seraient ridicules de nier qu’il y ait des hommes qui leur font beaucoup de mal, qui les déracinent, qui les brisent ; comme, dis-je, elles seraient ridicules de le nier, sous prétexte qu’elles ne voient pas le bras et la hache qui les maltraitent, les épicuriens sont de même très-ridicules de nier qu’il y ait des êtres dans l’air ou ailleurs qui nous connaissent, qui nous font tantôt du mal, tantôt du bien, ou dont les uns ne sont enclins qu’à nous perdre, et les autres ne sont enclins qu’à nous protéger : les épicuriens, dis-je, sont très-ridicules de nier cela sous prétexte que nous ne voyons pas de tels êtres. Ils n’ont aucune bonne raison de nier les sortiléges, la magie, les larves, les spectres, les lémures, les farfadets, les lutins, et autres choses de cette nature. Il est plus permis de nier cela à ceux qui croient que l’âme de l’homme est distincte de la matière ; et néanmoins, par je ne sais quel travers d’esprit, ceux qui tiennent que l’âme des hommes est corporelle, sont les premiers à nier l‘existence des démons.

(G) Son ouvrage est parsemé de belles maximes contre les mauvaises mœurs. ] Un savant critique, qui a travaillé sur ce poëme autant que qui ce soit, en porte ce témoignage : Ambitionem etiam suæ ætatis gravissimis versibus libro tertio et quinto reprehendit (Lucretius). Quam sanctis denique fuerit moribus poëta testis est locupletissimus opus gravissimum, multisque præclaris ad bonos mores conformandos adhortationibus illuminatum[2]. Ainsi l’on ne sait que penser du père jésuite qui a osé soutenir que tout le monde convient des mauvaises mœurs de Lucrèce, lesquelles, ajoute-t-il, on ne voit que trop étalées dans son ouvrage[3]. C’est sur le témoignage de ce jésuite que M. Baillet a raison de débiter[4], que les uns ont trouvé mauvais que Lucrèce n’ait point dissimulé plus qu’il n’a fait la corruption de ses propres mœurs, d’autant plus qu’il avait moins d’occasion de la faire paraître. Mais il est certain que ce jésuite s’abuse, et qu’il n’y a rien dans le poëme de Rerum Naturâ,

  1. Conférez avec ceci ce qui a été dit dans l’article d’Hobbes, tom. VIII, pag. 168, remarque (N).
  2. Gifanius, in Vitâ Lucretii.
  3. Sed de vitæ huius annis scriptores minùs conveniunt, de insaniâ omnes et turpissimis moribus, quos nimis prodidit in suis versibus. Philippus Brietius, de Poët. latinis, pag. 10.
  4. Jugemens sur les Poëtes, tom. II, p. 95.