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MALHERBE.

Et ces autres, que Boisset mit en air :

Ils s’en vont ces rois de ma vie.


Il fit aussi quelques lettres sous le nom de Rodante ; mais Racan, qui avait trente-quatre ans moins que lui, et qui était alors garçon, changea son amour poétique en un amour véritable et légitime, et fit quelques voyages en Bourgogne pour cet effet [1]. Remarquez bien la différence qu’ils mettent entre un amour poétique et un amour effectif. À cet âge-là le bon Malherbe n’était propre qu’à aimer poétiquement ; et néanmoins si l’on eût jugé de lui par ses vers, on aurait dit qu’il avait une maîtresse qui le faisait bien soupirer, et qui l’embrasait jusqu’aux moelles, lui qui était si frileux que, numérotant ses bas par les lettres de l’alphabet, de peur de n’en mettre pas également à chaque jambe, il avoua un jour qu’il en avait jusques à l’L [2]. On savait ses infirmités, et on l’en raillait : on lui reprocha un jour en vers qu’à grand tort les femmes étaient ses idoles, puisqu’il n’avait que des paroles [3]. Voici d’autres vers qui le regardent :

Avoir quatre chaussons de laine,
Et trois casaquins de futaine,
Cela se peut facilement :
Mais de danser une bourrée
Sur une dame bien parée,
Cela ne se peut nullement [4].


Il ne sentait que trop sa faiblesse, et il s’en plaignit bien tristement [* 1]. Je ne suis pas enterré ; mais ceux qui le sont ne sont pas plus morts que je suis. Je n’ai grâces à Dieu de quoi murmurer contre la constitution que la nature m’avait donnée. Elle était si bonne, qu’en l’âge de soixante et dix ans je ne sais que c’est d’une seule des incommodités dont les hommes sont ordinairement assaillis en la vieillesse : et si c’était être bien que n’être point mal, il se voit peu de personnes à qui je dusse porter envie. Mais quoi ? pour ce que je ne suis point mal, serais-je si peu judicieux que je me fisse accroire que je suis bien ? Je ne sais quel est le sentiment des autres ; mais je ne me contente pas à si bon marché : l’indolence est le souhait de ceux que la goutte, la gravelle, la pierre, ou quelque semblable indisposition mettent une fois le mois à la torture. Le mien ne s’arrête point à la privation de la douleur, il va aux délices : et non pas à toutes ; car je ne confonds point l’or avec le cuivre : mais à celles que nous font goûter les femmes en la douceur incomparable de leur communication [5]. Il décrit ensuite cette douceur, et puis il dit : Si après cela il y a malheur égal à celui de ne pouvoir plus avoir de part en leurs bonnes grâces, je vous en fais juge, et m’assure que vous aurez de la peine à me condamner. Mais il ne faudrait guère continuer ce discours pour me porter à quelque désespoir [6]. Il dit un jour à M. de Bellegarde : Vous faites bien le galant et l’amoureux des belles dames, lisez-vous encore à livre ouvert ? c’était sa façon de parler, pour dire s’il était encore prêt à les servir. M. de Bellegarde lui dit, qu’oui : Malherbe répondit en ces mots : parbleu, monsieur, j’aimerais mieux vous ressembler en cela qu’en votre duché et pairie [7]. Quelque chicaneur me viendra dire peut-être que Malherbe ressemblait à cet ancien qui ne renonçait pas à l’amour, lors même que l’âge le contraignait de renoncer à la jouissance.

Amare liceat, si potiri non licet.
Fruantur alii : non moror, non sum invidus,
Num sese excruciat qui beatis invidet :
Quos Venus amavit, facit amoris compotes :
Nobis Cupido velle dut, posse abnegat
.........................
Hæc illi faciant, queis Venus non invidet,
At nobis casso saltem delectamine
Amare liceat, si potiri non licet [8].


Je réponds que si Malherbe eût été encore en état de se donner une maîtresse effective, il n’aurait pas choisi madame de Rambouillet, dont la qualité et plus encore la vertu auraient ôté à Malherbe jusqu’aux plus

  1. * Voyez, dans mon Discours préliminaire, tom. Ier., à l’occasion de l’édition de 1697, les variantes des articles Hipparchias et Malherbe.
  1. Racan, Vie de Malherbe, pag. 43, 44.
  2. Là même, pag. 17.
  3. Voyez l’article Loges, tom. IX, p. 294, remarque (F).
  4. Ménage, Observations sur les Poésies de Malherbe, pag. 497.
  5. Malherbe, Lettre à Balzac, pag. 63 du Recueil de nouvelles Lettres, imprimé à Paris, 1642.
  6. Là même, pag. 65.
  7. Racan, Vie de Malherbe, pag. 19.
  8. Apuleius, in ἀνεχόμενος, ex Menandro, in veterum Poëtarum Catalectis ad calcem Petronii, pag. m. 220.