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MACÉDOINE.

d’honneur où il expira. Il voulut porter une santé au plus grand buveur de son siècle [1], et il lui fallut vider un vase qui tenait furieusement [2]. Aussitôt qu’il l’eut vidé, il tomba évanoui, et fut saisi de la maladie dont il mourut [3]. Plutarque réfute cela : il dit [4] qu’Alexandre n’avait point vidé la coupe d’Hercule, ni senti tout aussitôt une grande douleur au dos, comme si on l’eût blessé d’un coup de lance ; ce sont, dit-il, des inventions destinées à un embellissement lugubre et tragique de la scène. Ταῦτα τινες ὠοντο δεῖν γράϕειν, ὥσπερ δράματος μεγάλου τραγικὸν ἐξόδιον καὶ περιπαθὲς πλάσαντες. Hæc putaverant quidam scribenda, quasi magnæ fabulæ tragicum exodium et lamentabile fingentes [5]. Mais il avoue que ce prince n’avait fait que boire le jour que la maladie le saisit. C’est en avouer autant qu’il en faut pour cette proposition générale, qu’Alexandre mourut de trop boire. Qui aurait cru qu’un guerrier, aussi téméraire que celui-là, ne recevrait qu’à table le coup mortel ? Écoutons là-dessus Sénèque : Alexandrum tot itinera, tot prælia, tot hiemes per quas, victâ temporum, locorumque difficultate, transierat, tot flumina ex ignoto Cadentia, tot maria tutum dimiserant, intemperantia bibendi, et ille Herculeanus ac fatalis scyphus perdidit [6]. Diodore de Sicile [7] raconte qu’Alexandre, n’ayant déjà que trop bu, voulut vider la coupe d’Hercule, et ne l’eut pas plus tôt vidée qu’il fut atteint d’une cruelle douleur, comme si on lui eût donné un grand coup. Voilà donc l’unique poison qui le tua, et qui fit gagner aux astrologues le procès que les philosophes leur avaient fait perdre [8] ; car pour le poison effectif, il n’en fut parlé que seize ans après la mort d’Alexandre, et apparemment ceux qui en furent les délateurs n’avaient envie que d’obliger Olympias à faire mourir beaucoup de personnes, comme elle fit. Aristote n’y a été mêlé que sur la parole d’un certain Agnothémis, qui avait ouï dire à Antigonus (disait-on) qu’Aristote découvrit à Antipater le poison qu’il fallait mettre en usage [9]. N’oublions point qu’Alexandre fit pompeusement célébrer les funérailles de Calanus [10]. Oraison funèbre, combats, jeux solennels, tout en fut ; mais vu l’inclination des Indiens pour le vin, il s’avisa d’établir un combat d’ivrognerie [11] : il y eut trois prix pour les vainqueurs ; le premier valait un talent. De ceux qui entrèrent en lice il y en eut trente-cinq qui moururent sur-le-champ, et six qui les suivirent d’assez près. Le vainqueur, nommé Promachus, avait avalé quatre congies [12], et ne vécut que trois jours depuis sa victoire [13].

(L) La cruauté qu’il fit paraître contre les habitans de Tyr n’est point excusable. ] La fortune d’Alexandre, qui avait jusque-là couru avec la rapidité d’un torrent, trouva devant cette place une forte digue qui la contraignit de s’arrêter plusieurs mois [14]. Ce prince ne comprit que trop les mauvaises suites que pouvait avoir cette interruption ; il perdait la principale roue de sa machine, s’il donnait lieu de croire qu’on le pouvait arrêter. Trouvant donc mille sujets de chagrin et à lever le siége, et à le continuer, il se résolut à faire de nouveaux efforts contre cette ville. Hic rex fatigatus statuerat solutâ obsidione Ægyptum petere, quippè quùm Asiam ingenti celeritate percurrisset circà muros unius urbis hærebat. tot maximarum rerum opportunitate dimissâ. Ceterùm tàm discedere invitum quàm morari pudebat.

  1. C’était un Macédonien nommé Protéas.
  2. Quòd duos congios capiebat. Q. Curt., lib. V, cap. VII.
  3. Idem, ibidem.
  4. Plutarch., in Alexandr., pag. 706. Voyez la remarque (D) de l’article Hercule, tom. VIII, pag. 82.
  5. Plut., ibidem.
  6. Seneca, epist. LXXXIII.
  7. Lib. XVII, sub fin.
  8. Voyez ce qui a été cité de Diodore de Sicile, dans la remarque (G).
  9. Plutarch., in Alexandr., pag. 707.
  10. Philosophe indien qui se brûla lui-même en grande cérémonie.
  11. Ἀκρατοποσίας ἀγῶνα, meræ potionis certamen. Chares Mitylenæus, in Historiis de Alexandro, apud Athenæum, lib. X, pag. 437.
  12. Ibidem.
  13. Plutarch., in Alexandr., pag. 703.
  14. Appliquez à cela ces paroles : Hinc sivè invidiâ Deûm, sivè fato, rapidissimus procurrentis imperii cursus parumper... supprimitur. Florus, lib. I, cap. XIII.