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MARIE.

article, ne parle point du paiement qu’elle voulut faire aux bateliers qui l’avaient passée (A). La Confession de Sancy a trop abrégé l’histoire de cette femme (B). C’est dans ce chapitre où il y a une fraude concernant saint Dominique, et une nonne nommée Marie (C). Ce nom fera que ma remarque ne sera pas tout-à-fait hors de son lieu : mais comme d’ailleurs elle sera destinée à combattre le mauvais penchant qu’ont les hommes à se fier aux écrivains satiriques (D), j’espère qu’on excusera ce qu’elle pourrait avoir d’irrégulier quant à la situation.

Si j’avais pu consulter l’ouvrage qui a pour titre : Sancta Maria Ægyptiaca, musca de extrermo fluminum Ægypti, sibilo Domini evocata (E), j’eusse pu allonger beaucoup dans cette seconde édition l’article de sainte Marie l’Égyptienne. Ne l’ayant pu recouvrer, je me réduis à cette seule addition. Cette sainte vécut sans manger et sans habits les trente dernières années de sa solitude, et fut si maltraitée du chaud et du froid qu’on l’aurait prise pour une Éthiopienne [a]. Deux pains et quelques herbes lui avaient suffi pendant les dix-sept premières années de sa pénitence [b].

  1. Festibus consumptis nuda, frigore et æstu tosta ut videretur Æthiopissa. Cornel., à Lapide in Deuteron., cap. VIII, vs. 4, pag. m. 1010.
  2. Tiré de Cornelius à Lapide, ibidem.

(A) Du paiement qu’elle voulut faire aux bateliers qui l’avaient passée. ] N’ayant point d’argent à leur donner pour le prix de son passage, elle s’offrit à leur laisser faire de son corps tout ce qu’ils voudraient. C’est ce qui fait dire au célèbre Pierre Dumoulin, que les auteurs des légendes n’ont eu aucun jugement, et qu’ils ont tenu la même conduite que s’ils avaient eu pour but de tourner en ridicule les saints dont ils parlent. Vitas sanctorum sic descripserunt pontificit, quasi propositum eis fuisset eos differre populo, et exsibilandos proponere. Mariam Ægyptiam perhibent cùm non haberet undè naulum solveret, voluisse facere nautis corporis sui copiam, ut quod non habebat in ære lueret in corpore [1]. On me croira facilement, quand j’assurerai que je ne veux point prendre le parti des légendaires ; mais je ne laisse pas de dire qu’un écrivain judicieux aurait pu narrer ce que M. Dumoulin allègue comme une preuve d’un mauvais discernement : car s’il était véritable que Marie l’Égyptienne eût voulu se prostituer aux bateliers en paiement de ce qu’elle leur devait, et qu’elle ne trouvait pas dans sa bourse, je ne vois point par qu’elle raison un historien aurait dû le supprimer. Cela n’est-il point fort propre à relever la miséricorde de Dieu, et l’efficace de son esprit ? Plus les déréglemens d’une débauchée ont été énormes, plus nous devons admirer sa conversion, et les longues austérités de sa pénitence. Ainsi le discernement exact n’engage point un auteur à ne rien dire sur les circonstances singulières des impuretés d’une convertie. D’ailleurs, on ne peut pas reprocher aux légendaires d’avoir choqué la vraisemblance ; car ces créatures victimes de l’impureté publique, comme les appelle Tertullien, sont réduites quelquefois au dernier denier, ou bien elles aiment mieux faire plaisir de leur corps à un créancier, que de s’acquitter de leurs dettes en actant la main à la bourse [* 1].

(B) La confession de Sancy a trop

  1. * Leclerc reproche à Dumoulin de laisser croire par son récit que le paiement en nature fait par Marie est postérieur à sa conversion, et Leclerc raconte ainsi l’histoire : « Cette fille était livrée à la débauche : elle vit beaucoup de gens qui s’embarquaient, et s’informa où ils allaient. On lui dit qu’ils allaient à Jérusalem. Elle demanda si ces gens-là voudraient l’admettre en leur compagnie. Celui qu’elle interrogeait l’assura que, si elle avait de quoi payer son voyage, personne ne s’y opposerait. Naulum
  1. Petrus Molinæus, in Hyperaspite adversùs Silvestrum Petra-Sanctam, pag. 46.