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MARIE.

aurait songé que Dominique venait la trouver au lit, et commettait des impuretés, en pourrait-on conclure qu’il est coupable ? Pouvons-nous répondre des rêveries d’autrui ? La mère de Jules César perdait-elle rien de son mérite, sous prétexte que son fils songea qu’il avait affaire avec elle [1] ? Et voici un controversiste qui appelle abomination de saint Dominique, une application d’onguent qui n’était qu’une apparition en songe, comme il le dit lui-même.

(D) Le mauvais penchant qu’ont les hommes à se fier trop aux écrivains satiriques. ] Ces écrivains sont semblables à ces diseurs de bons mots qui sacrifient toutes choses au plaisir d’en débiter. Horace a très-bien marqué cette passion dans les vers que j’ai cités ci-dessus [2]. Quintilien s’est servi des mêmes couleurs pour le portrait de ces gens-là, et pour donner du dégoût de leur caractère. Gardons-nous bien, dit-il, de la maxime de ceux qui aiment mieux perdre un ami qu’un bon mot. Ludere nunquàm velimus, longèque absit propositum illud, potiùs amicum quàm dictum perdidi [3]. Cicéron observe qu’ils passent par-dessus toutes les considérations de la bienséance ; qu’ils n’ont égard, ni aux personnes, ni aux occasions, et qu’ils auraient moins de peine à tenir du feu dans leur bouche qu’une raillerie. Parcebat (Crassus) adversarii dignitati, in quo ipse servabat suam, quod est hominibus facetis, et dicacibus difficillimum, habere hominum rationem et temporum, et ea que occurrant, quùm salsissémè dici possint, tenere. Itaque nonnulli ridiculi homines hoc ipsum non insulsè interpretantur. Dicere enim aiunt Ennium à sapiente faciliùs ore inardente opprimi quàm bona dicta teneat : hæc scilicet bona dicta quæ salsa sint. Nam ea dicta appellantur proprio jam nomine [4]. Il ne faut pas s’étonner de ce qu’ils n’épargnent pas leurs amis ; car ils ne s’épargnent pas eux-mêmes, ils plaisantent à leurs propres dépens, ils donnent dans le caractère de ces bouffons qui, pour faire rire, frappent indifféremment leur propre personne et celle des autres. Aristote les caractérise par-là [5]. Ils ne font quartier ni au ciel ni à la terre ; la religion de leur cœur n’échappe pas à leurs pointes [6]. C’est une trop faible barrière pour arrêter l’irruption d’un trait d’esprit. Jugez si la religion qu’ils croient fausse pourrait réprimer cette saillie. La gloire ou la satisfaction qu’ils attendent de lâcher la bride à un bon mot l’emporte sur toutes les autres considérations, et ceux qui ont dit que la veine poétique est une potion vomitive dont l’effet ne se peut retenir sans un grand danger d’étouffer [7], nous ont fournit une vive image de la passion de ces gens-là. Disons encore que quand ils ont la plume à la main ils quittent tout pour courir après les pensées satiriques, et d’aussi loin qu’ils en découvrent la trace ils se jettent de ce côté-là à corps perdu ; et, afin de ne s’écarter pas inutilement, ils tortillent et ils tiraillent les matières, jusques à ce qu’elles se puissent ajuster à leur sujet ; et s’ils les trouvent trop longues et trop épaisses, ils les accourcissent et les aplatissent autant que leur intérêt le demande. Ce sont des auteurs qu’on peut comparer à ce Procrustes qui égalait ses prisonniers à la mesure de son lit [8]. Ces paroles de Montaigne leur conviennent parfaitement. [9] Il en est « de si sots, qu’ils se détournent de leur voie un quart de lieue pour courir après un beau mot : Aut qui

  1. Sueton., in Cæsare, cap. VII.
  2. Citation (13).
  3. Quintil., lib. VI, cap. III, pag. m. 288.
  4. Cicero. de Orat., lib. II, cap. LIV, folio m. 81, C.
  5. Ὁ δὲ βωμολόχος, ἧττων ἐςι τοῦ γελοίου, καὶ οὔτε ἐαυτοῦ, οὔτε τῶν ἄλλων ἀπεχόμενος, εἰ γέλωτα ποιήσει. Scurra autem ridiculè moderari non potest, cùm nec sibi nec aliis parcat, dummodò risum moveat. Aristot., de Morib., ad Nicomach., lib. IV, cap. XIV, pag. m. 42, 43.
  6. Voyez, tom. V, pag. 534, l’article Diogène, remarque (N), vers la fin du premier alinéa.
  7. J’ai lu cela dans un roman intitulé : La reine d’Éthiopie. Il parut l’an 1670 ou 1671.
  8. Voyez dans la Critique générale du Calvinisme de Maimbourg, lettre V, pag. 95 de la troisième édition, l’usage que l’on a fait de ce parallèle. Voyez aussi, dans M. Ménage, à la page 517 des Origines de la langue italienne, et au chap. LXXXIV de l’Anti-Baillet, une autre comparaison entre Procrustes et le sonnet.
  9. Montaigne, Essais, liv. I, chap. XXV, pag. m. 261.