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MARULLE.

Plutarque ; mais que Marulle avait tant d’aversion pour cette sorte de travail, où il fallait (disait-il) se rendre esclave des sentimens d’autrui, qu’il lui fut impossible d’en achever la première page.

(F) Il se noya dans une rivière de Toscane, en pestant contre le ciel. ] C’est celle qui passe à Volterre, et que les anciens nommaient Cecina. Elle retient encore ce nom, à ce que disent Cluvier et M. Baudrand : ainsi je ne comprends point pourquoi Piérius Valérianus a dit qu’elle se nomme aujourd’hui Sicla [1] ; ni pourquoi M. Varillas la nomme rivière de Volterre [2]. Paul Jove dit qu’elle était plus grosse qu’à l’ordinaire le jour que Marulle s’y noya [3] : mais Valérianus dit tout le contraire ; et comme il entre plus que l’autre dans le détail, il est plus digne de foi, on sent qu’il avait examiné les circonstances. Marulle, dit-il, s’étant aperçu que son cheval s’enfonçait de telle sorte par les pieds de devant, qu’il ne pouvait plus se dégager, se mit en colère, et lui donna de l’éperon ; mais il tomba avec le cheval, et ayant la jambe engagée sous le ventre de la bête, il ne fallut que peu d’eau pour l’étouffer [* 1]. Fluvium vel exiguâ tunc aquâ fluentem ingressus, sive equum potaturus, sive aliâ de causâ tantillum immoratus, sensit equum anterioribus pedibus ita in arenas alvei semper infidi voraginosas absorberi ut emergere indè non posset.... modicâ admodùm ejus profluentis aquâ suffocatus interiit [4]. La licence que M. Varillas se donne de paraphraser ce qu’il emprunte d’autrui, a été à contre-temps en cette rencontre. Pour mettre en français le solito inflatior de Paul Jove, il dit que les pluies avaient extraordinairement enflé la rivière, et néanmoins, selon lui, Marulle la traversait à gué. Il était donc ivre ou fou, dira-t-on ; l’adverbe extraordinairement est un arrêt pour cela en cette rencontre. N’allons pas si vite ; je me souviens d’avoir lu dans un ouvrage de Lancelot de Pérouse, que les habitans du pays avertirent notre Marulle de ne passer point la rivière, parce que les pluies qui étaient tombées pendant la nuit l’avaient grossie. Il leur répondit qu’il avait à craindre Mars, et non pas Neptune. Il se fondait sur les astrologues [5] qui firent son horoscope, et qui lui dirent que c’étaient les armes qu’il devait craindre, et qu’il ferait bien de n’aller pas à la guerre [6]. Volaterran remarque que Marulle, qui avait logé chez lui, en était parti le même jour qu’il se noya. Il en parle honorablement [7]. Vossius, dans son Traité des poëtes latins, veut que ce jour-là soit le 15 de juin 1511 [8]. Je crois que cette erreur vient originairement d’une lecture trop précipitée du passage de Paul Jove, où le jour auquel Marulle mourut est marqué en cette manière : Eo die quo Ludovicus Sfortia captus ut ferrato in carcere miser expiraret, in ulteriorem Galliam est perductus. Quelqu’un, n’y prenant pas garde d’assez près, aura confondu le jour de la capture de Louis Sforce avec celui de sa mort, et comme cette mort arriva en 1511, on aura conclu que notre poëte mourut aussi en 1511. La capture de Louis Sforce se fit le onzième d’avril 1500 [9]. M. Baillet [10] a

  1. * Joly reproche à Bayle d’avoir paraphrasé Valérianus, en disant que Marulle se noya en pestant contre le ciel : « Un homme qui tombe dans l’eau, sans s’y attendre, dit Joly, a-t-il la liberté de vomir des imprécations contre le ciel. » La circonstance que Marulle se mit en colère et qu’il donna de l’éperon à son cheval, rapportée par Bayle, se trouve pourtant dans le latin : dùmque indignatus eum (equum) calcaribus adurget, etc. Bayle, pour ne pas trop allonger la citation a supprimé ces mots et quelques autres. Quelque pris au dépourvu qu’ait été Marulle, puisqu’il a eu le temps de donner de l’éperon à son cheval, il doit avoir eu le temps de jurer : les deux choses se font souvent ensemble.
  1. Dùm Siclam qui olim Cecina dicebatur. Pier. Valer., de Litter. Infel., lib. II.
  2. Anecd., pag. 179.
  3. Cecina amnis solito inflatior fallente equum cæco vado violenter abripuit. Jovius, cap. XXVIII.
  4. Pier. Val., de Litter Infel., lib. II.
  5. Une trop grande confiance en ces gens-là donne quelquefois autant de hardiesse que la folie ou l’ivresse.
  6. Don Secondo Lancillotti da Perugia, abbate Olivetano, dans le livre intitulé Chi l’indovina è Savio, lib. I, Disappanno III, pag. 64 : il cite Paul., Cort., I 1.
  7. Joh. Jovinianus Pontanus discipulum habuit Marullum Constantinopolitanum hospitem meum, qui eodem die quo à me Volaterris discessit in amne Cecinâ submersus est, vir acris cùm ingenii tùm judicii. Volat., lib. XXXVIII, pag. m. 1462.
  8. Id factom XVII. Kal. Jul. an. ciↄciↄxi.
  9. Labbe, Chronol. française.
  10. Jugem. sur les Poëtes, num. 1244.