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MÉLANCHTHON.

tive que c’était la cause de Dieu ? Où voulez-vous qu’il allât ? vous répondra-t-on. N’eût-il pas rencontré dans la communion romaine beaucoup plus de choses à condamner, plus d’emportement, plus d’oppression de conscience ? Croyez-vous qu’il n’eût pas bien balancé tous les inconvéniens, lorsqu’il jeta les yeux sur la Palestine, pour s’y retirer en cas que ses ennemis le chassassent ? Non frangor animo, propter crudelissimam vocem meorum hostium, qui dixerunt, se mihi non relicturos esse vestigium pedis in Germaniâ. Commendo autem me Filio Dei. Si solus expellar : decrevi Palæstinam adire, et in illis Hieronymi latebris, in invocatione filii Dei, et testimoniæ perspicua de doctrinâ scribere, et in morte Deo animam commendare [1]. Conférez avec ceci le dessein qu’eut Abélard de se retirer chez les infidèles [2].

Admirons ici un caractère particulier de la destinée de l’homme : ses vertus sont sujettes à des suites un peu vicieuses ; elles ont leurs inconvéniens. Ses mauvaises qualités, au contraire, produisent de bons effets en plusieurs rencontres. La modestie, la modération, l’amour de la paix, forment dans les plus savans personnages un fonds d’équité qui les rend tièdes en quelque façon, et irrésolus. L’orgueil et la bile forment un entêtement si opiniâtre dans un grand docteur, qu’il ne sent pas le moindre doute, et qu’il n’y a rien qu’il n’entreprenne et qu’il ne supporte pour l’avancement et pour la prospérité de ses opinions. Si par bonheur il a rencontré la vérité, quels services ne lui rend-il pas ? Ils sont sans doute plus grands qu’ils ne le seraient, s’il était d’un tour d’esprit plus raisonnable. Les liens de la préoccupation, ou, si vous voulez, le poids des passions, attachent plus fortement l’âme à la vérité que l’attrait de la lumière. Notez que je mets à part les bons effets de la grâce, tant sur les tempéramens trop phlegmatiques que sur les tempéramens trop bilieux. Je ne considère cela que philosophiquement : or, sous cette notion, il est vrai de dire qu’en ce qui concerne les intérêts d’une secte, un homme entêté et fougueux est préférable à un homme sage ; et si quelque fondateur souhaite que ses disciples travaillent avec succès à l’extension et à la propagation de ses dogmes, il doit souhaiter qu’ils soient d’humeur à ne démordre de rien, et à épouser pour toute leur vie le premier parti qu’ils embrassent. S’ils le choisissent avant que d’avoir été capables de bien peser les raisons de part et d’autre, tant mieux ; ils n’en seront que plus éloignés de douter à l’avenir ; et moins ils auront de doutes, plus seront-ils opiniâtres et ardens : au lieu que ceux qui se proposent de s’éclaircir de jour en jour, ne se croient point obligés à un fort grand zèle ; car ils s’imaginent que ce qui leur semble vrai aujourd’hui leur semblera une autre fois moins probable que ce qu’ils ne croient point. Cicéron exprime très-bien ces différens caractères, en parlant des sceptiques et des dogmatiques. Neque nostræ disputationes, dit-il [3], quicquam aliud agunt, nist ut in utramque partem dicendo, et audiendo eliciant et tanquàm exprimant aliquid, quod aut verum sit, aut id quam proximè accedat. Neque inter nos et eos qui scire se arbitrantur quicquam interest, nisi quod illi non dubitant, quin ea vera sint quæ defendunt : nos probabilia multa habemus, quæ sequi facile, affirmare vix possumus. Hoc autem liberiores et solutiores sumus, quod integra nobis est judicandi potestas, neque omnia quæ præscripta et quasi imperata sint, defendamus, necessitate ullâ cogimur. Nam cæteri primùm antè tenentur astricti, quàm quid esset optimum, judicare potuerunt. Deindè infirmissimo tempore ætalis aut obsecuti amico cuidam, aut unâ alicujus quem primum audierunt, ratione capti, de rebus incognitis judicant, et ad quamcunque sunt disciplinam quasi tempestate delati, ad eam tanquàm ad saxum adhærescunt. Nam quod dicunt, omninò se credere ei, quem judicent fuisse sapientem, probarem, si id ipsum rudes et indocti judicare potuissent. Statuêre enim quid sit sa-

  1. Mélanchthon, apud Melchior. Adamum, in Vitis Theolog., pag. 357.
  2. Voyez l’article Alciat (Jean-Paul), tom. I, pag. 392, à la remarque (E).
  3. Cicero, academ. Quæstionum lib. II, cap. III.