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ORIGÈNE.

félicité de la créature après plusieurs siècles de misères[1], ni lui donner un franc arbitre dont il était très-certain qu’elle ferait un usage qui la perdrait. Si elle lui eût demandé un tel présent, il n’aurait point pu le lui accorder sans démentir son essence ; à plus forte raison n’a-t-il point pu le lui donner sans qu’elle le demandât : l’aurait-elle bien voulu prendre si on l’avait consultée ? et si elle avait connu quelles en seraient les suites, n’aurait-elle pas crié plutôt[2],

Que tels présens soient pour mes ennemis !

Mais si la bonté infinie du Créateur lui permettait de donner aux créatures une liberté dont elles pourraient faire un mauvais usage aussitôt qu’un bon usage, il faudrait pour le moins dire qu’elle l’engagerait à veiller de telle sorte sur leurs démarches, qu’elle ne les laisserait pas actuellement pécher. Son amour infini pour la vertu, sa haine infinie pour le vice, sa sainteté en un mot, uniraient ses intérêts avec ceux de la bonté ; et par le concours de ces deux divins attributs, le mauvais usage du franc arbitre serait détourné toutes les fois qu’il serait prêt à éclore. Les pères qui ne peuvent refuser à un enfant la permission de marcher seul, ou de monter une échelle à bras, ou d’aller à cheval, lorsqu’il est visible qu’il tombera si l’on n’y prend garde, ne manquent jamais de donner ordre que de quelque côté qu’il chancèle il trouve toujours un appui. Si une bonté finie, et qui ne peut pas concilier invisiblement son secours avec les forces d’un petit enfant, empêche toujours, quand elle le peut, qu’il ne tombe, ou qu’il ne se blesse avec un couteau qu’il a fallu lui accorder pour faire cesser ses pleurs, combien plus devrait-on être persuadé que Dieu aurait prévenu le mauvais usage du franc arbitre, lui qui est infiniment bon, infiniment saint, et qui peut infailliblement incliner la créature vers le bien, sans donner atteinte aux priviléges de la liberté[3]. C’est ainsi qu’un manichéen pourrait répondre à l’origéniste sur la première des trois propositions qu’on a vues ci-dessus. On voit bien, sans que je le dise, qu’il se servirait quelquefois des argumens qu’on appelle ad hominem.

Pour ce qui est de la raison alléguée par l’origéniste, qu’il fallait accorder la liberté à la créature afin de donner lieu à la vertu et au vice, au blâme et à la louange, à la récompense et aux peines, on la pourrait très-bien réfuter et facilement. Il suffirait de répondre que bien loin qu’une semblable raison ait dû obliger un être infiniment saint et infiniment libéral, à donner le franc arbitre aux créatures, elle devait au contraire l’en détourner. Le vice et le blâme ne doivent point avoir lieu dans les ouvrages d’une cause infiniment sainte, il faut qu’ils y trouvent bouchées toutes les avenues, tout y doit être louable ; la vertu y doit occuper tellement les postes, que la qualité opposée ne s’y puisse jamais fourrer. Et comme tout doit être heureux dans l’empire d’un souverain être infiniment bon et infiniment puissant, les peines n’y doivent point avoir lieu. On ne doit point trouver en voyageant dans ce vaste empire une vallée de larmes, ni un vestibule tel que celui dont un grand poëte a donné cette description.

Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci,
Luctus, et ultrices posuêre cubilia curæ :
Pallentesque habitant morbi, tristisque senectus :
Et Metus, et malesuada Fames, et turpis egestas,
Terribiles visu formæ) Lethumque, Laborque ;
Tum consanguineus Lethi Sopor : et mala mentis
Gaudia, mortiferumque adyerso in limine Bellum :
Ferreique Eumenidum thalemi ; et discordia demens,
Vipereum crinem vittis innexa cruentis[4].

Sans traverser des espaces remplis d’horreur, on doit rencontrer d’abord les théâtres de la félicité.

Devenêre locos lætos, et amæna vireta
Fortunatorum nemorum, sedesque beatas.
Largior hîc campos æther, et lumine vestit
Purpureo : solemque suum, sua sidera nôrunt
[5].

La vertu, la louange, les faveurs, peuvent fort bien exister sans que le vice, le blâme, et les peines aient

  1. Il sera parlé de ceci au paragraphe IV.
  2. Historibus eveniant talia dona meis.
  3. Voyez, tom. X, pag. 235, remarque (G) de l’article Marcionites.
  4. Virgil., Æn., lib. VI, vs. 293.
  5. Idem, ibidem, vs. 638.