Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T13.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
94
SAPHO.

mais il s’en abstint à cause de quelques affaires très-chagrinantes qu’il avait eues pour certaines choses qu’il avait mises dans son édition d’Anacréon [1]. Ut ne tandem bonâ fide άπρσ.… fiam, dit-il[2], quod sanè haud necesse est, decrevi nil quidquam ad hoc admirabile odarium dicere. Fuit olim, fateor, cùm Sapphonem amabam ; sed ex quo illa me perditissima fœmina penè miserum perdidit cum sceleratissimo suo congerrone (Anacreontem dico, si nescis, lector), noli sperare quidquam à me dictum iri, undè aut ipsa, aut ipsius opera (queis tamen olim in Græciâ nil elegantius, nil magis tersum aut venustum quidquam extitit), probari videantur. Itaque quando mihi imposita fibula est, hic lacuna esto. Le morceau qu’il cite[3] de ses notes sur Anacréon fait voir qu’il était persuadé que Sapho écrivit cette ode pour une femme dont elle était amoureuse. Nous verrons dans la remarque suivante que mademoiselle sa fille ne le suivit pas dans ce sentiment, et que néanmoins c’est un sentiment très-vraisemblable. Au reste, si l’on n’a point de meilleures preuves que le passage latin de cet écrivain[4] pour prétendre qu’il avait cessé d’estimer Sapho[5], on s’appuie sur un mauvais fondement.

(D) Sa passion amoureuse s’étendait sur les personnes mêmes de son sexe. ] On ne saurait blâmer la charité de mademoiselle le Fèvre[6], qui a tâché, pour l’honneur de Sapho, de rendre le fait incertain ; mais je la crois trop raisonnable pour se fâcher que nous en croyions nos propres yeux. L’ode que Longin a rapportée n’est point du style d’une amie qui écrit à son amie ; tout y sent l’amour de concupiscence : sans cela Longin, cet habile connaisseur, ne l’eût pas donnée comme un modèle de l’art avec lequel les grands maîtres peignent choses : il n’eût pas, dis-je, donné comme un exemple de cet art la manière dont on ramasse dans cet ode les symptômes de la fureur amoureuse, Τὰ συμβαίνοντα ταῖς ἐρωτικαῖς μανίαις παλήματα ; et Plutarque n’aurait point allégué cette même ode, afin de prouver que l’amour est une fureur divine qui cause des enthousiasmes plus violens que ne l’étaient ceux de la prêtresse de Delphes, ceux des bacchantes, et ceux des prêtres de Cybèle. Τί τοσοῦτον ἡ Πυθία πέπονθεν ἁψαμένη τοῦ τρίποδος ; τίνα τῶν ἐνθεαζομένων οὕτως ὁ αὐλὸς καὶ τὰ μητρῷα καὶ τὸ τύμπανον ἐξιςᾶσιν[7] ; la traduction poétique de cela se trouve dans ces vers d’Horace, si au lieu de iræ, vous mettez amor :

Non Dindymene, non adytis quatis
Mentem sacerdotum incola Pythius,
Non liber æquè, non acuta
Sic geminant Corybantes æra,
Tristes ut iræ[8].........


On était si persuadé au temps d’Ovide que Sapho avait aimé les femmes comme les hommes les aiment qu’il ne fait point difficulté de l’introduire faisant à Phaon un sacrifice de ses compagnes de débauche.

Nec me Pyrrhiades Methymniadesve puellæ,
Nec me Lesbiadum cetera turba juvant.
Vilis Anactone, vilis mihi candida Cydno :
Non oculis grata est Atthis, ut antè meis.
Atque aliæ centum quas non sine crimine amavi
Improbè, multarum quod fuit, unus habes.
........................
Lesbides infamem quæ me fecistis amatæ,
Desinite ad citharas turba venire meas[9].


Horace est un autre témoin contre elle, dans les plaintes qu’il suppose qu’elle faisait des filles de Lesbos :

....................Et

Æoliis fidibus querentem
Sappho puellis de popularibus[10] ;


car si elle avait eu à se plaindre de ce que les dames de son pays portaient envie à son mérite, elle m’aurait pas choisi les jeunes filles pour le sujet de ses plaintes ; mais parce qu’elle leur avait parlé d’amour, et que la plupart avaient été ou trop simples, ou pour mieux dire trop habiles pour s’y laisser attraper, et que celles qui avaient répondu à sa passion l’avaient cou-

  1. Voyez, tom. III, pag. 166, la remarque (D) de l’article du premier Bathyllus.
  2. Tanaq. Faber, not. in Longinum, p. 292.
  3. Idem, ibidem, pag. 293.
  4. Cité ci-dessus, citation (19).
  5. Voyez les Notes sur les Poëtes grecs, de M. le Fèvre.
  6. Dans la Vie de Sapho.
  7. Plut., de Amore, pag. 763. Voyez la version de Xylander : Quid tale aut tantum accidit Pythiæ cum tripodem attigit ? Quemnam orgia agentium tibia et magnæ matris carmina atque tympanum sic animo abalienaverunt ?
  8. Horat., od. XVI, lib. I.
  9. Ovidius, epist, Sapph. ad Phaon.
  10. Horat., od. XIII, lib. II, et ibid. Lambinus, Cruquius, M. Dacier, etc.