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SARA.

père connaissait très-bien la bonne preuve qui disculpait Abraham ; c’est qu’il y eut un vrai mariage entre Agar et son maître. Il examine ensuite les trois raisons de saint Ambroise. La 1re. est prise de ce qu’Abraham vivait avant que la loi de Dieu eût défendu l’adultère. Abraham ante legem Moysi et ante Evangelium fuit, cùm nondùm interdictum adulterium videretur, pœna criminis ex tempore legis est, quæ crimen inhibuit, nec ante legem ulla rei damnatio est[1]. La 2e., est la même que la première et la seconde de saint Augustin. La 3e. est empruntée de ce que la conjonction d’Abraham et d’Agar était l’un des types du Vieux Testament. Le commentateur remarque [2] que Sixte de Sienne[3] a trouvé dans la première raison de saint Ambroise deux principes éloignés du sentiment ordinaire des théologiens : l’un que l’action d’Abraham fut un adultère, l’autre que l’adultère était permis en ce temps-là, vu que la loi ne l’avait pas défendu. Il soutient qu’Agar était femme légitime d’Abraham, et que l’adultère était un crime avant même que les lois positives le condamnassent. Il suffisait qu’il fût opposé aux lois naturelles. Erat tamen per se illicitum et prohibitum lege divinâ naturali [4]. Quant à la troisième raison de saint Ambroise, on la réfute par cet aphorisme, que la qualité de type n’influe aucune moralité dans les choses, et ne leur ôte point par conséquent ce qu’elles ont de mauvais. Plerumque, dit saint Grégoire[5], res quælibet per historiam virtus est, per significationem culpa, et aliquando res gesta in facto causa damnationis est, in scripto autem prophetia virtutis. Saint Augustin est dans le même principe. In peccatis, dit-il [6], magnorum virorum aliquando de rerum futurarum figuram animadverti et indagari posse.

Remarquons ici quatre choses. En premier lieu, Léonard le Cocq fait tenir à saint Augustin une conduite peu judicieuse et peu sincère. Il savait, dit-on, la vraie preuve de l’innocence d’Abraham, et il la supprime ; il se contente de le disculper quant au reproche d’avoir été amoureux de sa servante. Mais cela suffisait-il ? Les manichéens n’eussent-ils pas eu d’assez grands reproches à lui faire, quand même ils seraient tombés d’accord qu’il ne conçut pas de l’amour pour Agar ? C’est donc à de tels reproches que saint Augustin a dû répondre, et c’est assurément ce qu’il a fait. Il a prétendu qu’en posant les circonstances qu’il a posées, il justifiait un homme qui couchait avec la servante de sa femme. Mais cela étant, y eut-il jamais une morale plus relâchée que la sienne ? N’abîmerait-on pas aujourd’hui les Bauni, et les Escobar, s’ils enseignaient que pourvu qu’on se proposât uniquement de laisser des successeurs, une femme pourrait animer son époux à jouir de leur servante, et un mari pourrait suivre ce beau conseil ? Ne me dites point que saint Augustin ne considère que le siècle d’Abraham ; car puisqu’il se fonde sur le droit que saint Paul donne à un mari sur sa femme et à une femme sur son mari, il prétend sans doute donner des raisons pour tous les temps. Nous avons vu ailleurs[7] ce qu’il disait de l’action d’Acindynus. Ma seconde remarque est que les lumières de Calvin sont beaucoup plus pures sur ce point-là que celles des anciens pères. Il condamne nettement et sans détour la conduite d’Abraham et de Sara. Il ne leur cherche point d’excuse dans l’usage de la polygamie, établi déjà parmi les nations ; il prétend que ce n’était pas à eux à choquer la loi qui lie les mariés un avec une. Nec valet excusatio quòd concubinam uxoris loco esse voluerit, quia fixum illud manere debuerat, mulierem viro adjunctam esse, ut essent duo in carnem unam. Tametsi jam polygamia apud multos

  1. Ambros., lib. I de Abrah., cap. IV, apud Coqueum, ibidem.
  2. Leonh. Coqueus, ibid., pag. 352.
  3. Sixti Senensis Biblioth. sanctæ, lib. V, annot. XCIV, apud Coqueum, ibidem.
  4. Leonh. Coqueus, in August. de Civitate Dei, lib. XVI, cap. XXV, pag. 352.
  5. Gregor. lib. III Moral., cap. XVI, apud Coqueum, ibidem.
  6. August., lib. III de Doctr. Christ. cap. XXIII, apud eundem, ibidem.
  7. Voyez les remarques de l’article Acindynus (Septimius), tom. I, pag. 179.