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XÉNOPHANES.

la qu’il ne put souffrir la réputation grand capitaine. Cette jalousie ne fut pas le moindre de ses malheurs. Allez voir dans l’original ce que dit M. Silhon de Charles-Quint [1] et de Philippe II, et voyez ce que Pline rapporte d’un grand prince que l’on estimait heureux [2].

Que M. l’abbé Régnier a raison de dire [3],

Qu’ont-ils d’ordinaire
Qu’ont-ils au-dessus
Du destin vulgaire
Ceux qu’un sort prospère
Élève le plus ?
Une montre vaine
De grandeur humaine,
Qui marche avec eux
Des dehors pompeux,
Brillans, agréables,
Des soins dévorans,
Des biens apparens,
Des maux véritables :
Les grands en un mot
N’ont pas le bon lot.


Ces paroles de M. le comte de Bussi me frappèrent la première fois que je les lus : « Quand nous n’aurons pas, vous et moi, la dépense de la guerre sur les bras, pour nos enfans, nous aurons d’autres peines pendant la paix ; car enfin il en faut avoir : et sur cela écoutez notre ami Comines sur le chapitre des traverses de la vie humaine : Aucune créature n’est exempte de passion, tous mangent leur pain en peine et douleur ; Notre-Seigneur le promit dès qu’il fit l’homme, et loyalement l’a tenu à toutes gens [4]. » Si l’on eût demandé à Philippe de Comines, croyez-vous que les monarques aient plus de part que les autres hommes à l’exécution de cette promesse de Notre-Seigneur ? je suis très-persuadé qu’il eût répondu, oui, je le crois [5]

Ce qu’on vient de dire des rois se peut dire à proportion de tous ceux que la Providence élève aux charges d’éclat, et qui participent à la grandeur par quelque côté. Leur sort est un assemblage où le mal trouve plus de jour à prédominer. Le grand savoir et le grand génie n’exemptent point de cette fatalité. Cherchez plutôt parmi la canaille la plus ignorante, que parmi les hommes illustres en doctrine, une condition heureuse : la gloire qui environne les auteurs et les orateurs célèbres ne les sauve pas de mille chagrins. Elle les expose à l’envie en deux manières très-incommodes : ils ont des rivaux qui les persécutent, et ils sont jaloux à leur tour des louanges que d'autres méritent ; une faute d’impression leur donne plus d’inquiétude que quatre lettres pleines d’éloges ne leur donnent de plaisir. La gloire qu’ils ont acquise diminue leur sensibilité pour l’encens, et augmente leur sensibilité pour la privation de l’encens, pour le blâme, pour le partage de la renommée, etc. Outre que plus ils ont de lumières, plus ils connaissent que leurs ouvrages sont imparfaits. S’ils se garantissent des faiblesses des préjugés et du travers de cent petites passions, et qu’ils veuillent régler leur langage et leur conduite sur cet état de leur âme, ils deviennent odieux, et ils n’ont qu’à renoncer aux commodités extérieures. En n’entrant pas dans ce tourbillon, on ne se met point hors de la sphère de son activité ; au contraire on s’y expose bien plus qu’en y entrant pour y faire du ravage. S’ils se conforment extérieurement au goût dépravé du monde, ils se reprochent à eux-mêmes cent fois le jour cette lâche hypocrisie, et trouent par-là leur repos. Il y en a peu qui puissent, comme faisait Démocrate, connaître les bizarreries des passions et s’en divertir. Que ce philosophe était éclairé là-dessus ! Lisez la lettre d’Hippocrate à Damagètes, et joignez-y la paraphrase qu’un auteur du XVIe. siècle [6] en publia. Il développe avec assez d’élégance, et par le menu, ce que l’auteur grec

  1. Il a tort de l’appeler neveu de Ferdinand. Quelque livre latin où il avait vu que Charles-Quint était nepos, c’est-à-dire petit-fils de Ferdinand, l’aura trompé.
  2. C’est Agamemnon. Voyez Plutarque, de Tranquillitate Animi, pag. 466, 471. Lisez toute la Dissertation de la Mothe-le-Vayer, sur la Prospérité, au tom. VIII de ses Œuvres.
  3. Dans une pièce de poésie qui est au devant de la Critique de M. Leti, sur les Loteries.
  4. Bussi Rabutin, lettre CXVII, de la Ire. partie, pag. 281, édit. de Hollande.
  5. Voyez le dernier chapitre et la conclusion de ses Mémoires.
  6. Alardus Amstelredamus. Cette paraphrase de l’Épître d’Hippocrate fut composée dans l’abbaye d’Egmond en Hollande, l’an 1536. L’édition dont je me sers est Salingiaci apud Johannem Soterem, 1539, in-8o.