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DISSERTATION

faux. Le Dictionnaire de César de Rochefort, ni le Lexicon Medicum de Castellus, augmenté copieusement par Brunon, ne disent rien de l’hippomanes.

XI. Ce qu’il faut croire de l’hippomanes.

Je ne veux pas finir cet article sans remarquer ce qu’Aristote a si judicieusement prononcé sur la caroncule du front du poulain. Il a dit [a] qu’on dit qu’elle y est, mais que la mère l’emporte en léchant, et qu’il faut croire que ce qu’on conte de sa vertu sont des fables forgées par des femmes et par des enchanteurs. Néanmoins on a parlé de cette vertu dans tous les siècles, et il est facile de voir que ce qui a persuadé, au commencement, qu’on se pouvait servir de cela comme d’un philtre, est qu’on disait que si la cavale n’avalait pas ce morceau, elle ne nourrissait point son petit. Un ancien poëte, cité par Apulée, faisant l’énumération des philtres, appelle celui-ci hinnientium dulcedines, ce qui se rapporte merveilleusement au matri præreptus amor, que j’ai cité de Virgile. Mais comme les philtres inspiraient plutôt de la fureur que de l’amour, de là est venu que l’hippomanes a été considéré comme une drogue funeste. Juvénal débite que Césonie l’ayant employée envers son mari Caligula, fut cause de la fureur enragée qui lui fit commettre tant de crimes :

Et furere incipias, ut avunculus ille Neronis
Cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli
Infudit.
Ardebunt cuncta et fractâ compage ruebant
Non aliter quàm si fecisset Juno maritum
Insanum.
..............................
Hæc poscit ferrum atque ignas, hæc potio torquet
Hæc lacerat mixtos equitum cum sanguine patres,
Tanti partus equæ, tanti una venefica constat [b].


On n’est point encore revenu de cette superstition, car nous voyons dans un roman assez nouveau [c], qui est une fidèle et agréable copie de la conduite de bien des personnes ; nous y voyons, dis-je, quelques dames de Paris passer une nuit à faire des sentinelles ridicules autour d’une jument, pour prendre je ne sais quoi qu’on leur avait fait accroire que le poulain apportait au front en naissant, et pour l’apprêter avec certaines cérémonies ; ce qui, à leur compte, devenait un philtre merveilleux et inévitable. Ce philtre devait être donné subtilement à des soldats, et à leur capitaine même, s’il en eût été besoin ; et aussitôt ce capitaine et ces soldats devaient courir les rues, et venir offrir de faire tout ce qu’on souhaiterait qu’ils fissent. Les tours et les portes semblaient, s’il faut ainsi dire, devoir tom-

  1. Τὸ δὲ ἱππομανὲς καλούμενον ἐπιϕύεται μὲν, ὥσπερ λέγεται, τοῖς πωλοῖς, αἱ δὲ ἵπποι περιλείχουσαι καὶ καθαίρουσαι περιτρώγουσιν αὐτό. τὰ δὲ ἐπιμυθευόμενα πέπλαςαι μᾶλλον ὑπὸ τῶν γυναικῶν καὶ τῶν περὶ τὰς ἐπῳδάς. Quod hippomanes vocant, haret quidem fronti nascentis pulli, ut narratur, sed equæ perlambentes abstergentesque id abrodunt : quæ autem de hoc fabulantur, figmenta muliercularum et professorum carminis incantamentorum esse credendum potiùs est. Arist., Histor. Animal., lib. VIII, cap. XXIV, p. 699, 700.
  2. Juv., sat. VI, v. 614.
  3. Aventures de Henriette-Sylvie de Molière, part. III, pag. 50, édition de Hollande, 1674.