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DISSERTATION

clure qu’ils ne voyaient presque goutte là-dedans.

En premier lieu, ce naturaliste dit qu’on a souvent éprouvé que les feux qu’on allumait sur de hautes tours à six heures du jour, pour avertir de l’approche des pirates, se sont fait voir jusque dans des lieux où il était trois heures de nuit [a]. Il ne faut qu’avoir eu trois leçons de globe, pour voir que c’est une fable tout-à-fait absurde. Ces six heures de jour, selon la plupart des interprètes, signifient midi ; Alciat veut qu’elles signifient le temps où le soleil se couchait ; et par ce moyen il ôte à Pline les deux tiers de son espace : mais ce n’est pas la peine, vu qu’il lui en laisse encore trop ; car afin qu’il soit trois heures de nuit en un lieu lorsque le soleil se couche en un autre, il faut que la différence de longitude de ces deux lieux soit de quarante-cinq degrés : or chaque degré de longitude sous l’équateur comprend vingt-cinq lieues de France, de deux mille cinq cents pas géométriques chacune : il faudrait donc que les feux dont il s’agit eussent été aperçus d’une distance, non pas à la vérité d’onze cent vingt-cinq lieues, mais qui n’en différât qu’à proportion de l’espace qui sépare de l’équateur le parallèle dont parle Pline ; or ce rabais n’empêcherait pas que cette distance ne contînt quelques centaines de lieues. Jugez ce que ce serait, si les six heures de Pline étaient midi : la distance serait alors triple, et l’on aurait vu un fanal dont on aurait été éloigné de plus d’un tiers de la circonférence d’un assez grand parallèle. C’eût été une chose bien plus merveilleuse que celle dont le même auteur a parlé au chapitre XXII du Ve. livre, lorsqu’il a dit que le mont Casius est si haut, qu’il est éclairé du soleil trois heures avant le jour [b]. Cependant le père Hardouin ne veut point ouïr parler de la modification d’Alciat ; il veut que ces feux aient été allumés à midi, et il prétend avoir dissipé toutes les ténèbres de ce passage [c]. Il ne trouve rien à critiquer dans tout ce chapitre. Noter ce passage de Pline, touchant mont Casius, souffre des difficultés. Aristote en dit autant du Caucase ; mais quelques savans [d] soutiennent qu’il n’y a point de montagne au monde d’où l’on puisse voir le soleil, s’il est plus de quatre degrés au-dessous de l’horizon. Selon cela le soleil, même posé sur le haut d’une montagne ne pourrait être aperçu au delà de cent lieues de distance. Comment donc aurait-on pu voir les feux dont parle Pline ? Le père Hardouin, sur le passage où il est parlé du mont Casius, assure que Cabéus a fort bien montré qu’Aristote a raison en ce qu’il rapporte du Caucase. Nous ferons voir le contraire

  1. In queis prænuntiativos ignes sextâ horâ diei accensos, sæpè compertum est tertiâ noctis à tergo ultimis visos. Plinius, lib. II, cap. LXXI.
  2. Cujus excelsa altitudo quartâ vigiliâ orientem per tenebras solem aspicit... Idem, lib. V, cap. XXII.
  3. Nihil opus istis ambagibus, ubi sunt omnia per se perspicua, lucisque plenissima, ut vel ex interpretatione nostrâ liquet. Harduinus, in Plinium, tom. II, pag. 227.
  4. Voyez Isaac Vossius, in Melam. pag. 90.