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ZABARELLA.

Voici d’autre jeux de mots qui règnent dans cette dispute. Ceux qui disent que les créatures n’ont pas toujours coexisté avec Dieu, sont obligés de reconnaître que Dieu existait avant qu’elles existassent. Il y avait donc un avant lorsque Dieu existait seul, il n’est donc pas vrai que la durée de Dieu soit un point indivisible ; le temps a donc précédé l’existence des créatures. Ces conséquences jettent en contradiction ces messieurs-là. Car si la durée de Dieu est indivisible, sans passé ni avenir, il faut que le temps et les créatures aient commencé ensemble ; et si cela est, comment peut-on dire que Dieu existait avant l’existence des créatures ? Cette phrase est impropre et contradictoire. Celles-ci ne le sont pas moins : Dieu pouvait créer le monde plus tôt ou plus tard qu’il ne l’a créé : il l’eût pu faire cent mille ans plus tôt, etc.

On ne prend pas garde qu’en faisant l’éternité un instant indivisible, on affaiblit l’hypothèse du commencement des créatures. Comment prouvez-vous que le monde n’a pas toujours existé ? N’est-ce point par la raison qu’il y avait une nature infinie qui existait pendant qu’il n’existait pas ? Mais la durée de cette nature peut-elle mettre des bornes à celle du monde ? Peut-elle empêcher que la durée du monde ne s’étende au delà de tous les commencemens particuliers que vous lui voudriez marquer ? Il s’en faut un point de durée indivisible, me dites-vous, que les créatures ne soient sans commencement ; car, selon vous, elles n’ont été précédées que de la durée de Dieu, qui est un instant indivisible. Elles n’ont donc point commencé, vous répondra-t-on ; car s’il ne s’en fallait qu’un point (je parle d’un point mathématique) qu’un bâton n’eût quatre pieds, il aurait certainement toute l’étendue de quatre pieds. Voilà une instance que l’on peut fonder sur la définition ordinaire de la durée de Dieu [1], définition beaucoup plus incompréhensible que le dogme de la transsubstantiation ; car si l’on ne peut concevoir que tous les membres d’un homme demeurent distincts l’un de l’autre sous un point mathématique, comment concevra-t-on qu’une durée qui n’a ni commencement ni fin, et qui coexiste avec la durée successive de toutes les créatures, est enfermée dans un instant indivisible [2].

Cette hypothèse fournit une autre difficulté en faveur de ceux qui soutiennent que les créatures n’ont point eu de commencement. Si le décret de la création n’enferme pas un moment particulier, il n’a jamais existé sans la créature ; car on le doit concevoir sous cette phrase, Je veux que le monde soit. Il est visible qu’en vertu d’un tel décret le monde a dû exister en même temps que cet acte de la volonté de Dieu. Or, puis que cet acte n’a point de commencement, le monde n’en a point aussi. Disons donc que le décret fut conçu en cette manière : Je veux que le monde existe en un tel moment. Mais comment pourrons-nous dire cela, si la durée de Dieu est un point indivisible ? Peut-on choisir ce moment-là ou celui-ci plutôt que tout autre dans une telle durée ? Il semble donc que si la durée de Dieu n’est point successive, le monde n’ait pu avoir de commencement. Cette objection fut proposée à M. Poiret l’an 1679 [3]. Il y fit une réponse [4] qui ne lève aucunement la difficulté, et qui ôte même tous les moyens de la lever ; car il suppose qu’il n’y a point de momens possibles avant l’existence des créatures : il semble même supposer que le décret de la création ne fut fait qu’au même moment que les créatures existèrent. Citons ses paroles : Nec poterat existere mundus, nec momenta ulla, sine alio decreto, nempè eo cùm dixit Deus, Volo mundum existere ; et tunc (ut ait Scriptura,) dixit, et facta sunt, tunc extitit extemplò mundus : Et hoc fuit primum ejus momentum, et ante hoc nullums fuit de facto possibile momen-

  1. Elle est empruntée de Boëce, qui dit, lib. V, de Consel. Philos., prosâ VI, pag. m. 135, que l’éternité est interminabilis vitæ tota simul et perfecta possessio.
  2. Les scolastiques se donnent bien de la peine pour faire comprendre cela. Voyez entre autres Caramuel, dans sa Philosophia rationalis et realis, lib. VII.
  3. Elle est à la page 675 et 676 de ses Cogitat. rationales de Deo, etc.
  4. Elle est là même, pag. 680.