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ÉCLAIRCISSEMENT

parlant, combien serait-il plus étrange que ces deux sujets fussent ennemis et diamétralement opposés ? Il ne pourrait naître de là que toutes sortes de confusions. Ce que l’un voudrait faire, l’autre le voudrait défaire, et ainsi ou rien ne se ferait, ou s’il se faisait quelque chose, ce serait un ouvrage de bizarrerie, et bien éloigné de la justesse de cet univers. Voilà donc le manichéisme combattu par une très-forte raison. S’il eût admis deux principes qui eussent agi de concert en toutes choses, il eût été exposé à de moindres difficultés.

Il aurait néanmoins choqué l’idée de l’ordre par rapport à la maxime, qu’il ne faut point multiplier les êtres sans nécessité[1] ; car s’il y a deux premiers principes, ils ont chacun toute la force nécessaire pour la production de l’univers, ou ils ne l’ont pas. S’ils l’ont, l’un des deux est superflu ; s’ils ne l’ont pas, cette force a été partagée inutilement, et il eût bien mieux valu la réunir en un seul sujet, elle en eût été plus active, virtus unita fortiùs agit, dit-on dans les écoles des péripatéticiens. Outre qu’il n’est pas aisé de comprendre qu’une cause qui existe par elle-même n’est qu’une portion de force. Qui est-ce qui l’aurait bornée à tant ou à tant de degrés ? Elle ne dépend de rien, elle tire tout de son propre fonds.

Le rabbin Maimonides me paraît trop délicat, lors qu’il rejette toutes les cinq preuves de l’unité de Dieu employées par les philosophes de la secte des Parlans, et lorsqu’il loue celui d’entre eux qui, se trouvant embarrassé de la faiblesse de ces preuves, avait dit qu’on ne connaissait l’unité de Dieu, ou qu’on ne pouvait la prouver, que par la révélation soutenue de la tradition. Hæc argumentorum istorum debilitas sic defatigavit et exercuit nonnullos, ut quidam illorum dixerit, Unitatem Dei haberi ex lege per Cabbalam ; sed à reliquis ludibrio tantùm fuit habitus et non nisi sannis exceptus. Mihi autem videtur, virum illum fuisse sani admodùm ingenii ac judicis. Nam cùm nihil solidum et demonstrativum in ipsorum rationibus vidisset, in quo animus ipsius acquiescere potuisset, dixit, per Cabbalam sive traditionem hoc haberi ex lege[2]. La quatrième de ces cinq preuves était celle-ci : Ou un seul Dieu suffisait à la production du monde, ou il n’y suffisait pas. S’il y suffisait, un autre Dieu aurait été inutile ; et, s’il avait besoin de l’aide d’un autre Dieu, chacun d’eux manquait de la force nécessaire : or il est impossible qu’une imperfection soit en Dieu. Maimonides répond qu’encore qu’un Dieu n’eût pas pu faire tout seul la machine de ce monde, on n’aurait pas un juste sujet de l’appeler impuissant ou insuffisant, car on ne doit point qualifier de la sorte celui qui ne fait pas ce qui surpasse sa nature. Ce n’est point une impuissance en Dieu de ne pouvoir pas se donner un corps, ou faire un carré dont le côté soit égal à la ligne diago-

  1. Non sunt multiplicanda entia sine necessitate.
  2. Maimonides, in More Nevechim, parte I, cap. LXXV, pag. 175.