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ÉCLAIRCISSEMENT

dans son esprit. Il est donc certain que les termes les plus honnêtes et les termes les plus grossiers salissent également l’imagination, lorsque la chose signifiée est un objet sale.

Servez-vous tant qu’il vous plaira des expressions les plus chastes dont l’Écriture se soit servie, pour représenter ce que l’on nomme devoir conjugal, Adam connut Ève sa femme[1] ; Abraham vint vers Agar [2] ; je m’approchai de la prophétesse [3], vous ne pourrez jamais affaiblir l’image de cet objet : il s’imprime dans l’esprit tout comme si vous employiez le langage d’un vigneron. Disons la même chose touchant les phrases consommer le mariage, le mariage fut consommé, le mariage ne fut point consommé, qui sont, pour ainsi dire, des expressions consacrées, et dont on ne saurait se passer dans les relations les plus sérieuses, et dans les histoires les plus majestueuses [4] : ces mots-là excitent la même idée que les mots qu’un paysan emploierait. Voyez la note [5].

Mais d’où vient donc, me dira-t-on, qu’une honnête femme me s’offense pas des expressions enveloppées, et qu’elle se fâche d’un mot de gueule ? Je réponds que c’est à cause des idées accessoires qui accompagnent un tel mot, et qui n’accompagnent pas une phrase enveloppée. L’impudence que l’on observe dans les personnes qui s’expriment comme un crocheteur, et leur manque de respect, sont la véritable raison pourquoi l’on se fâche. On trouve trois idées dans leur expression, l’une est directe et principale, les deux autres sont indirectes et accessoires. L’idée directe représente la saleté de l’objet, et ne la représente pas plus distinctement que le peut faire l’idée d’un autre mot. Mais les idées indirectes et accessoires représentent la disposition de celui qui parle, sa brutalité, son mépris pour ceux qui l’écoutent, le dessein qu’il a de faire un affront à une femme d’honneur [6]. Voilà ce qui fâche. Ce n’est point en tant que pudique qu’elle se trouve offensée ; car sous cette notion-là rien ne la peut offenser que l’objet même qui salit l’imagination : or ce n’est pas de cet objet qu’elle s’offense, puisque, si elle en eût été imprimée par d’autres phrases aussi significatives réellement de l’obscénité que le mot de gueule, elle ne s’en serait pas fâchée ; c’est donc sous d’autres égards qu’elle se fâche, je veux dire à cause de l’incivilité que l’on a pour elle. Et de là vient que fort souvent les dames galantes s’’emportent plus fièrement qu’une honnête femme contre ceux qui leur disent des saletés : c’est qu’elles prennent cela pour une insulte, et pour un affront

  1. Genèse, chap. II, vers. 1.
  2. Là même, chap. XVI, vers. 4.
  3. Ésaïe, chap. VIII, vers. 3.
  4. Comme celles où l’on traite du Divorce d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon.
  5. Cette expression-ci, les parties qu’on ne nomme pas, est censée fort modeste et fort chaste ; cependant elle est aussi significative qu’aucune autre ; c’est au fond nommer ce qu’on dit qu’on ne nomme pas ; c’est le caractériser de telle sorte, que personne ne peut être en doute de quai il s’agit.
  6. Conférez ce que dessus, citation (36) de l’article Bèze, t. III, p. 403, où je cite l’Art de Penser.