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DE M. BAYLE.

vélait du caractère d’historien. Mais sur ce chapitre même son ouvrage n’a pas été encore conduit à la perfection. Il y reste des flatteries et des injures, que l’on devra diminuer ; et il est sûr qu’en effaçant certains éloges l’on rendra un bon office à ceux à qui ils ont été donnés, et qu’on agira non-seulement par amour pour la vérité, mais aussi par un principe de charité fraternelle. J’en vais donner un exemple.

On affirme dans le Moréri qu’un maréchal de France dont je tais le nom [* 1], a commandé les armées avec beaucoup de prudence, et de bonheur, et de gloire. Quelque distrait que soit un lecteur, et quelque envie qu’il ait de gagner chemin en courant, il s’arrêtera tout court à la rencontre d’un tel éloge, et il voudra réfléchir sur un objet si surprenant. Depuis plus de quinze années, se dira-t-il à lui-même, j’ai suivi pied à pied les gazettes, et les autres nouvellistes, et je ne me souviens d’aucune espèce d’événemens qui puisse fonder cette prudence, ce bonheur, et cette gloire que je trouve ici. Je puis marquer le lieu et le temps où les entreprises de ce guerrier ont été fort malheureuses ; mais non pas le lieu et le temps de leur réussite. Ses plus glorieuses campagnes sont celles où il n’a formé aucun projet, et où l’on n’a formé aucun projet contre lui. Il faut, ou que mes connaissances soient très-imparfaites, ou que ces éloges soient injustes, car ils ne peuvent être justes qu’en conséquence de quelques actions d’un succès si heureux et si brillant, qu’elles aient pu obscurcir les disgrâces fréquentes et éclatantes dont toute l’Europe est informée, et qui ont été l’objet de mille chansons satiriques qui ont couru par toute la terre. D’où peut venir que j’ignore ces actions si glorieuses ? Il faut que je parte de la main pour en demander des nouvelles.

On comprend qu’un tel lecteur priera tous ceux qu’il rencontrera de l’instruire, et qu’il ne trouvera personne qui en sache plus que lui, de sorte qu’il sera cause qu’une infinité de gens qui ne songeaient plus à ce maréchal, récapituleront toutes ses disgrâces. Ce sera donc lui rendre un très-bon service que d’effacer cet endroit du Dictionnaire. On ôtera par ce moyen une pierre d’achoppement, un fâcheux memento. Les lecteurs qui ne la trouveront pas en leur chemin passeront outre sans s’arrêter, et voilà bien des réflexions supprimées qui seraient désavantageuses à ce maréchal de France. Cet éloge n’est rien moins qu’un mensonge officieux, et ressemble beaucoup plutôt aux louanges que l’inimitié la plus maligne fait donner, Pessimum inimi-

  1. * Tout le monde reconnaîtra le maréchal de Villeroy, qui avait perdu la bataille de Ramillies le 23 mai 1706 ; mais le Moréri de 1704 ne va pas cependant jusqu’à parler de sa gloire : on y lit seulement qu’il a commandé avec beaucoup de prudence et de bonheur ; la phrase se retrouve encore dans l’édition de 1712. L’édition de 1725 porte simplement : qu’il s’est signalé dans les guerres suivantes où il a commandé ; c’est aussi ce qu’on a laissé dans le Moréri de 1759 ; de sorte que, quoique l’on ait retranché les mots que Bayle critique, sa remarque n’en subsiste pas moins quant au fond de l’article. Cette manière de transiger avec la vérité, au moins aussi commune de nos jours, se colore du nom de convenances, ou de chapitre des considérations : bassesse et flatterie seraient les mots propres.