Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
ZÉNON.

reconnaissent à l’égard des lignes et des superficies, dont ils démontrent tant de belles choses. Ils avouent[1] de bonne foi qu’une longueur et largeur sans profondeur sont des choses qui ne peuvent exister hors de notre âme. Disons-en autant des trois dimensions. Elles ne sauraient trouver de place que dans notre esprit ; elles ne peuvent exister qu’idéalement. Notre esprit est un certain fond où cent mille objets de différente couleur, et de différente figure, et de différente situation, se réunissent : car nous pouvons voir tout à la fois du haut d’une côte une vaste plaine parsemée de maisons, et d’arbres, et de troupeaux, etc. Bien loin que toutes ces choses soient de nature à pouvoir être rangées dans cette plaine, il n’y en a pas deux qui y puissent trouver place ; chacune demanderait un lieu infini, puisqu’elle contient une infinité de corps étendus. Il faudrait laisser des intervalles infinis autour de chacune, puisque entre chaque partie et toute autre[2] il y a une infinité de corps. Qu’on ne dise point que Dieu peut tout ; car si les théologiens les plus dévots osent dire qu’il ne peut point faire que dans une ligne droite de douze pouces le premier et le troisième pouce soient immédiatement contigus, je puis bien dire qu’il ne peut point faire que deux parties d’étendue se touchent immédiatement, lorsqu’une infinité d’autres parties les séparent l’une de l’autre. Disons donc que le contact des parties de la matière n’est qu’idéal ; c’est dans notre esprit que se peuvent réunir les extrémités de plusieurs corps.

Objectons présentement tout le contraire. La pénétration des dimensions est une chose impossible, et néanmoins elle serait inévitable si l’étendue existait : il n’est donc pas vrai que l’étendue puisse exister. Mettez un boulet de canon sur une table ; un boulet, dis-je, enduit de quelque couleur liquide, faites-le rouler sur cette table, vous verrez qu’il y tracera une ligne par son mouvement : vous aurez donc deux fortes preuves du contact immédiat de ce boulet et de cette table. La pesanteur du boulet vous apprendra qu’il touche la table immédiatement ; car s’il ne la touchait pas de cette manière, il demeurerait suspendu en l’air, et vos yeux vous convaincront de ce contact par la trace du boulet. Or je soutiens que ce contact est une pénétration de dimensions proprement dite. La partie du boulet qui touche la table est un corps déterminé, et réellement distinct des autres parties du boulet qui ne touchent point la table. Je dis la même chose de la partie de la table qui est touchée par le boulet. Ces deux parties touchées sont chacune divisibles à l’infini en longueur, en largeur, et en profondeur : elles se touchent donc mutuellement selon leur profondeur, et par conséquent elles se pénètrent. On objecte tous les jours cela aux péripatéticiens, dans les disputes publiques : ils se défendent par un jargon de distinctions, qui n’est propre qu’à prévenir le chagrin que pourraient avoir les parens de l’écolier, s’ils le voyaient réduit au silence ; mais, quant au reste, ces distinctions n’ont jamais servi qu’à faire voir que l’objection est insoluble. Voici donc un fait bien singulier : si l’étendue existait, il ne serait pas possible que ses parties se touchassent, et il serait impossible qu’elles ne se pénétrassent point. Ne sont-ce pas des contradictions très-évidentes enfermées dans l’existence de l’étendue ?

Joignons à ceci que tous les moyens de l’époque qui renversent la réalité des qualités corporelles renversent la réalité de l’étendue. De ce que les mêmes corps sont doux à l’égard de quelques hommes, et amers à l’égard de quelques autres, on a raison d’inférer qu’ils ne sont ni doux ni amers de leur nature et absolument parlant. Les nouveaux philosophes, quoiqu’ils ne soient pas sceptiques, ont si bien compris les fondemens de l’époque par rapport aux sons, aux odeurs, au froid et au chaud, à la dureté et à la mollesse, à la pesanteur et à la légèreté, aux saveurs et aux couleurs, etc. qu’ils enseignent que toutes ces qualités sont des perceptions de notre âme, et qu’elles

  1. Conférez ce qui sera dit dans la remarque (D) de l’article suivant, vers la fin.
  2. Entendez ceci avec la clause distributive sumpta.