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ZÉNON.

de Zénon il y avait un grand philosophe qui ne croyait pas que le mouvement et le plein fussent compatibles ensemble. Puis donc que Zénon rejeta le vide[1], je ne saurais me persuader qu’il ne se soit point servi de la même preuve que Mélissus contre ceux qui admettaient le mouvement. Il se faisait une affaire de les combattre, et il employait pour cela plusieurs raisons. Eût-il oublié l’argument que les sectateurs du vide ont si souvent mis en usage ? Il l’eût tourné autrement qu’eux, mais non pas d’une manière moins spécieuse. S’il n’y avait point de vide, disaient-ils, il n’y aurait point de mouvement ; or il y a du mouvement ; donc il y aura du vide. Il eût raisonné d’un sens contraire en convenant avec eux de ce principe, que le mouvement ne peut exister si tout est plein ; car de cette thèse commune entre eux et lui, il aurait tiré une conséquence diamétralement opposée à la leur. Voici quel devait être son syllogisme : S’il y avait du mouvement il y aurait du vide ; or il n’y a point de vide ; donc il n’y a point de mouvement. Notez que lorsque j’ai dit que sa manière de raisonner n’eût pas été moins spécieuse que la leur, je n’ai entendu cela que par rapport à des philosophes très-capables de comprendre les raisons contre le vide : je sais fort bien qu’à l’égard du peuple c’était un paradoxe presque aussi étrange de nier le vide que de nier le mouvement. Anaxagoras trouva le peuple si prévenu de l’existence du vide, qu’il recourut à quelques expériences triviales pour détruire ce faux préjugé. Aristote[2], dans le chapitre où il remarque cela, allègue quelques-uns des argumens dont on se servait pour prouver le vide. Ils ne sont point forts, et il les réfute assez bien dans le chapitre suivant. Gassendi a donné toute la force qu’il lui a été possible aux expériences et aux raisons qui favorisent l’hypothèse d’Épicure touchant le vide [3] ; mais il n’a rien dit de convaincant, et dont l’on ne fasse voir le faible dans l’Art de penser[4]. Je crois néanmoins que notre Zénon se fit craindre sur ce chapitre : un aussi subtil et aussi ardent dialecticien que lui pouvait bien brouiller les cartes dans cette matière-là, et il n’est pas vraisemblable qu’il ait négligé cette topique.

Mais s’il avait su ce que disent aujourd’hui plusieurs excellens mathématiciens [5], il aurait pu faire de grands ravages, et se donner des airs de triomphe. Ils disent qu’il faut de toute nécessité qu’il y ait du vide, et que sans cela les mouvemens des planètes et ce qui s’ensuit seraient des choses inexplicables et impossibles. J’ai ouï dire à un grand mathématicien, qui a profité beaucoup et des ouvrages et de la conversation de M. Newton, que ce n’est plus une chose problématique si, tout étant plein, tout a pu se mouvoir ; que la fausseté et l’impossibilité de cette proposition a été non-seulement prouvée, mais démontrée mathématiquement, et que désormais nier le vide sera nier un fait de la dernière évidence. Il assurait que le vide occupe incomparablement plus de place que les corps, dans les matières qui pèsent le plus, et qu’ainsi dans l’air, par exemple, il n’y a pas plus de corpuscules qu’il n’y a de grandes villes sur la terre. Nous voilà sans doute bien redevables aux mathématiques : elles démontrent l’existence d’une chose qui est contraire aux notions les plus évidentes que nous ayons dans l’entendement : car s’il y a quelque nature dont nous connaissions avec évidence les propriétés essentielles, c’est l’étendue : nous en avons une idée claire et distincte, qui nous fait connaître que l’essence. de l’étendue consiste dans les trois dimensions, et que les propriétés ou les attributs inséparables de l’étendue sont la divisibilité, la mobilité, l’impénétrabilité. Si ces idées sont fausses, trompeuses, chimériques et illusoires, y a-t-il dans notre esprit quelque notion que l’on ne doive pas prendre pour un vain fantôme, ou pour un sujet de défiance ? Les démonstrations qui prouvent qu’il y a du vide peu-

  1. Diog. Laert., lib. IX, num. 29.
  2. Aristotel., Phys. lib. IV, c. VII, t. LI.
  3. Gassend., Phys., sect. I, lib. II, c. III, Oper., tome I, page 192 et seq.
  4. Art de penser, IIIe. partie, ch. XVIII, num. 4, page m. 329 et suiv.
  5. M. Huygens, M. Newton, etc.