Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
65
ZÉNON.

dessein de leur dérober leur juste prix. C’est ainsi que le savant évêque d’Avranches que j’ai cité ci-dessus, en a usé [1], après avoir dit plusieurs belles choses touchant les incertitudes et les illusions de cette science [2].

Voici encore un passage de la lettre du chevalier de Méré : « Je vous avertis qu’outre ce monde naturel qui tombe sous la connaissance des sens, il y en a un autre invisible, et que c’est dans celui-là que vous pouvez atteindre à la plus haute science. Ceux qui ne s’informent que du monde corporel jugent pour l’ordinaire fort mal, et toujours grossièrement, comme Descartes, que vous estimez tant, qui ne connaissait l’espace des lieux que par les corps qui les occupaient...... Mais, sans m’arrêter à ne convaincre de cette erreur, sachez que c’est dans ce monde invisible, et d’une étendue infinie, qu’on peut découvrir les raisons et les principes des choses, les vérités les plus cachées, les convenances, les justesses, les proportions, les vrais originaux et les parfaites idées de tout ce qu’on cherche [3]. » C’est la conclusion de sa lettre à M. Pascal. Qu’il me soit permis de dire qu’on ne comprend pas à qui il en veut, et qu’il a besoin d’un peu de support ; car il s’exprime d’une manière si vague, qu’on en peut conclure tout le contraire de ce qu’il a dû penser et représenter. Son but était de guérir entièrement M. Pascal de la passion des mathématiques : il a donc voulu lui marquer un autre objet que celui de cette science ; le lui marquer, dis-je, comme la source et le siége des vérités où nous aspirons ; et cependant il lui décrit un objet qui ressemble fort à celui des mathématiques ; car elles ne contemplent point ce monde qui tombe sous la connaissance des sens, mais ce monde invisible et d’une étendue infinie, où l’on peut découvrir les justesses, les proportions, etc. Je crois qu’on voulait recommander la philosophie des idées, la plus fine métaphysique, celle qui ne tend qu’à contempler les esprits et le monde intelligible qui est dans l’entendement de Dieu ; mais on n’a point pris garde aux caractères qui distinguent cette science d’avec les mathématiques ; et l’on ne s’est point souvenu qu’elles ont cette principale propriété, de considérer l’étendue, en tant que séparée de la matière et de toute qualité sensible. L’étendue ou la matière intelligible est leur objet comme la matière sensible est celui de la physique [4]. Leur excellence, selon les anciens, consiste à nous détacher des choses caduques et corporelles, et à nous élever aux choses spirituelles, immuables et éternelles. De là vint que Platon désapprouva la conduite de quelques mathématiciens qui s’efforcèrent de vérifier sur la matière leurs propositions spéculatives [5]. Je m’en vais copier un très-excellent passage de Plutarque : il roule sur que maxime de Platon, que Dieu exerce toujours la géométrie [6]. « Ceste sentence ....... nous signifie....... ce que lui-mesme a plusieurs fois dit et escrit en louant et magnifiant la geometrie, comme celle qui arrache ceux qui s’attachent aux choses sensibles, et les destourne à penser aux intelligibles et éternelles, dont la contemplation est la fin et le but dernier de toute la philosophie, comme la veue des secrets est la fin de la religion mystiques ; car ce clou de volupté et de douleur qui attache l’ame au corps entre autres maux qu’il fait à l’homme, le plus grand est qu’il lui rend les choses sensibles plus évidentes

  1. Huet, Demonst. evangel., præfat. axiom. IV, num. 3, page 31.
  2. Ibidem, num. 2, pag. 28 et suiv. Voyez-le aussi depuis la page 14 jusqu’à la page 19.
  3. Le chevalier de Méré, lettre XIX, pages 68, 69.
  4. Hæc est illa quantitas, quæ dici solet materia intelligibilis ad differentam materiæ sensibilis quæ ad Physicum spectat ; illa enim ab hâc per intellectum separatur, ac solo intellectu percipitur. Blancanus, de Naturâ Mathematicarum, page 6.
  5. Plutarch., in Marcello, page 305.
  6. Τὸν θεὸν ἀεὶ γεωμετρɛ̃ιν. Deum semper geometriam tractare. Plut., Sympos., lib. VIII, cap. II, page 718. Notez que les modernes qui doutent qu’il y ait des corps pourraient se servir de cette maxime, en disant que l’action de Dieu sur nos esprits, par laquelle il nous communique les idées de l’étendue, et des nombres, et des mouvemens, et des rapports de la vitesse à l’espace et à la durée, etc., n’est qu’un ouvrage de géométrie.