Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique (1820) - Tome 1.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
57
ABÉLARD.

point évêque pendant qu’Abélard fut son disciple. Je viens de jeter les yeux sur un livre[1], où l’on conjecture qu’Abélard succéda l’an 1119 à ce Guillaume en la charge de professeur en théologie. Mais premièrement il ne paraît point que ce prétendu prédécesseur ait enseigné cette science. De plus il est trés-certain qu’Abélard fit des leçons en théologie à Paris avant l’année 1119 ; car il n’est pas possible que tout ce qui lui arriva depuis ses premières leçons jusqu’au concile de Soissons se soit passé dans deux ans : or, l’on a de bonnes preuves que ce concile fut convoqué l’an 1121. Joignez à cela que Guillaume des Champeaux devint évêque de Châllons l’an 1113 [2] ; et que, comme cette promotion l’éloigna des écoles de Paris, Abélard s’en alla à Laon pour y étudier en théologie. Je ne sais pourquoi d’autres disent que ce fut à Châlons qu’il s’en alla pour y faire cette étude [3].

(F) Content de la capacité de cet homme. ] C’était un vieillard qui n’avait jamais eu beaucoup de génie ; de sorte qu’on le mettait aisément à bout dès qu’on le tirait de sa routine. Il ne payait que de verbiage ceux qui le poussaient l’épée aux reins, comme faisait le pointilleux et le subtil Abélard, dont on connaîtra mieux le caractère si on lit ce que je m’en vais copier. Accessi ad hunc senem, cui magis longævus usus quàm ingenium vel memoria nomen comparaverat : ad quem si quis de aliquâ quæstione pulsandum accederet incerfus, redibat incertior. Mirabilis quidem erat in oculis auscultantium, sed nullus in conspectu quæstionantium. Verborum usum habebat mirabilem, sed sensu contemptibilem et ratione vacuum. Cùm ignem accenderet, domum suam fumo implebat, non luce illustrabat. Arbor ejus tota in foliis aspicientibus à longè conspicua videbatur, sed propinquantibus et diligentiùs intuentibus infructuosa reperiebalur. Ad hanc itaque cùm accessissem, ut fructum indè colligerem, deprehendi illam esse ficulneam cui maledixit Dominus, seu illam vterem quercum cui Pompejum Lucanus comparat dicens :

....Stat magni nominis umbra,
Qualis frugifero quercus sublimis in agro.


Ce passage méritait d’être copié ; il montre le tour d’esprit d’Abélard, et ce que sont un grand nombre de personnes.

(G) Très-capable de se faire aimer. ] C’était le propre de notre homme que la vanité ; et d’ailleurs, étant beau garçon, et à la fleur de son âge, sachant faire des vers, ayant une réputation extraordinaire, et ne manquant point d’argent, il faut trouver moins étrange qu’il ait espéré qu’on lui ouvrirait la porte, en quelque lieu qu’il s’adressât. Tanti quippè tunc nominis eram, et juventutis et formæ gratiâ prœeminebam, ut quamcumque feminarum nostro dignarer amore, nullam vererer repulsam[4]. Pour un philosophe qui avait vécu dans la continence [5], il ne raisonna pas en malhabile homme sur ces matières, lorsqu’il espéra que la conquête d’Héloïse serait plus aisée que celle d’une autre ; qu’il l’espéra, dis-je, par la raison que le savoir d’Héloïse donnerait lieu à un commerce réglé de lettres où l’on oserait mieux déclarer les choses que dans la conversation. Tantò faciliùs hanc mihi puellam consensuram credidi, quantò ampliùs cam litterarum scientiam et habere et diligere noveram, nosque etiam absentes scriptis internuntiis invicem liceret præsentare, et pleraque audaciùs scribere, quàm colloqui[6]. Les billets doux et les vers tendres ne sont pas de faibles machines ; et surtout lorsqu’on sait chanter soi-même les chansons passionnées que l’on compose. Abélard toucha de telle manière le cœur d’Héloïse, et lui mit le feu au corps si furieusement par sa belle plume et par sa belle voix, que la pauvre femme n’en put guérir de sa vie. Duo, lui dit-elle[7], fateor, tibi specialiliter inerant, quibus feminarum qua-

  1. Historia sapientiæ et stultitiæ, collecta à Christiano Thomasio, tom. I, pag. 81. On y trouve la Vie d’Abélard, dont on a parlé ci-dessus, c’est-à-dire, celle que Jacques Thomasius a composée.
  2. Voyez les Notes de Du Chesne sur la relation d’Abélard, pag. 1147.
  3. Du Pin, Biblioth., tom. IX, pag. 109, édit. de Holl.
  4. Abælardi Opera, pag. 10.
  5. Frena libidini cœpi laxare, qui anteà vixeram continentissimè. Abælardi Opera, pag. 9.
  6. Abælardi Oper., pag. 10.
  7. Ibidem, pag. 46.