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DES ACCORDS.

l’abondance leur en engendrera un dégoût qui les occasionera de mettre le nez aux bons livres, et lire choses dont ils pourront retirer du fruit ; car je suis ferme en cette opinion, que la multitude et facilité grande des livres que nous avons aujourd’huy abastardissent les esprits de rechercher et lire curieusement les bons livres, mesme quand ils s’estiment assurez d’avoir des recueils qui leur enseignent où gist le lièvre, et où sont les viandes toutes maschées prestes à avaler. Quant à la lasciveté, je ne puis penser qu’elle les puisse tant offenser que les priapées de Virgile, épigrammes de Catulle, de Martial, amours d’Ovide, comédies de Térence, Pétronius Arbiter, et bref tout ce qui est de plus beau et rare en l’antiquité qu’on leur propose comme choses sérieuses et à imiter, devant les yeux ; au lieu que les lascivetez icy rapportées représentent folastrement ce qui y est comme chose légère et de peu d’effect. Du surplus, il n’y a rien que curieux, gentil et ingénieux en ce livre, et ne s’en devroit pas l’auteur cacher, sous ombre qu’il estime le subject si léger, » Cela veut dire que Des Accords se donnait cette licence, non pas pour favoriser les passions du cœur, mais pour amuser l’esprit, et pour n’ôter pas à ses vers le sel qui les pouvait rendre plus agréables et plus piquans, selon le goût qui régnait depuis plusieurs siècles. Il n’ignorait pas la maxime que les saletez grossières sont moins dangereuses que les délicates[1] ; car voici comme il la mit en œuvre pour se disculper.

« Des Amadis[2].

« Qui voudra voir ces escrits,
« Les lise auprès de sa mie,
« Car ils donneront envie
« A tous deux d’estre lascifs. »

« D’un lecteur d’Amadis qui blasmoit les Bigarrures.

 « Toi, qui permets les lectures
« D’Amadis, et ne veux pas
« Qu’on lise les Bigarrures,
« Cauteleusement tu as
« Apperceu que les mots gras
« N’entrent vivement dans l’ame,
« Pour suborner une dame,
« Comme les mignards appas. »

Je me souviens ici d’une pensée de Sorel. Les poëtes, dit-il[3], qui composent des ouvrages sujets à la censure de la justice, et que l’on brûle en place de Grève, sont de grands sots, car ils s’imaginent que cela est fort agréable à ceux qui aiment le plaisir des femmes, et cependant l’on ne sçauroit lire leur Cabinet Satyrique que l’on n’ait envie de quitter le déduit pour long-temps, à cause que cela est si sale et si vilain, que cela fait de l’horreur. Pour ne rien dissimuler, il faut que j’observe qu’il ajoute un correctif à cela. Mais, quand j’y pense, poursuit-il [4], en ce cas-là l’on me pourroit dire qu’il n’en faudroit donc pas defendre la lecture, puisqu’elle fait hayr le vice : mais ceci n’est entendu que par les bons esprits, et l’on ne doit pas donner des pénitences qui puissent faire entrer en tentation. Il n’y a que trop de personnes qui se plaisent à vivre dans l’ordure.

(D) On lui attribue un Dictionnaire des Rimes françaises.] La Croix du Maine l’avait fait auteur du livre intitulé, des Rythmes françoises[5] ; mais il se rétracta, et il reconnut[6] qu’il fallait l’attribuer à Jean le Fèvre, natif de Dijon, secrétaire du cardinal de Givri, et chanoine de Langres. Cette rétractation est juste ; car Des Accords reconnaît que cet ouvrage ne lui appartient point. Voyons ce qu’il dit en finissant son chapitre de la poésie française. Je réserve, dit-il[7], d’en dire plus amplement mon opinion au recueil que je fais des arts poétiques françois, où Pelletier fort doctement et laborieusement, Ronsard divinement et fort à propos comme toute chose, et le Quintil Censeur assez gentillement, selon son temps, ont desjà desfriché les espines avec quel-

  1. Voyez mon Éclaircissement sur les Obscénités, num. XII.
  2. Des Accords, aux Touches imprimées avec les Bigarrures, à Paris, chez Maucroy, en 1662, in-12, pag. 82.
  3. Sorel, Remarques sur le Berger extravagant, liv. VI, pag. 379, édition de Rouen, en 1646, en 2 vol. in-8.
  4. Là même, pag. 379.
  5. Bibliothéque Française, pag. 156.
  6. Là même, pag. 222 ; et notez qu’il dit que ce Dictionnaire des Rythmes françaises fut imprimé à Paris, chez Galiot du Pré, l’an 1572.
  7. Des Accords, Bigarrures, livre IV, chapitre III, tout à la fin, page 494 de l’édition déjà citée.