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ACOSTA.

et qu’on ne serait pas fort à plaindre si l’on n’avait à souffrir que l’un de ces maux. Ils éprouvent le contraire, quand la providence ne les fait passer que par l’une de ces deux ou trois disgrâces. Ils la sentent beaucoup plus rude qu’ils n’avaient cru qu’elle le serait. L’inquisition de Portugal parut terrible au juif Acosta. Pourquoi ? Parce qu’il la voyait jointe avec le pouvoir ou immédiat ou médiat d’emprisonner, de torturer, de brûler les gens. S’il ne l’eût considérée qu’en tant qu’elle excommunie, il n’en eût pas eu grand’peur. Voilà le sujet de son mépris pour les menaces de la synagogue d’Amsterdam. Mais il connut par expérience, que la simple faculté d’excommunier est bien terrible, quoique entièrement privée des fonctions du bras séculier. On le regardait comme un hibou, depuis son excommunication. Ses propres frères n’osaient pas même le saluer : Ipsi fratres mihi, quibus ego præceptor fueram me transibant, nec in plateâ salutabant, propter metum illorum[1]. Les petits enfans couraient après lui, avec des huées dans les rues, et le chargeaient de malédictions : ils s’attroupaient devant son logis et ils y jetaient des pierres : jamque faces et saxa volant. Il ne pouvait être tranquille ni dans sa maison, ni dehors : Pueri istorum à rabbinis et parentibus edocti, turmatìm per plateas conveniebant, et elatis vocibus mihi maledicebant, et omnigenis contumeliis irritabant, hæreticum et defectorem inclamantes. Aliquandò etiam, ante fores meas congregabantur, lapides jaciebant, et nihil intentatum relinquebant ut me turbarent, ne tranquillus etiam in domo propriâ agere possim[2]. Les maux à quoi son excommunication l’assujettit furent si rudes, qu’il se sentit enfin incapable de les supporter ; car quelque haine qu’il eût pour la synagogue, il aima mieux y revenir par une réconciliation simulée, que d’en être séparé ouvertement. Aussi disait-il à quelques chrétiens qui voulaient se faire juifs, qu’ils ne savaient pas quel joug ils allaient se mettre sur la tête : Nesciebant quale jugum suis verticibus imponerent [3]. Mais quels furent ses embarras lorsque, n’ayant pas voulu subir la pénitence ignominieuse que la synagogue lui prescrivait, il se vit encore dans les liens de l’excommunication ? On crachait en le rencontrant, et l’on instruisait à cela les petits garçons. Multi eorum transeunte me in plateâ spuebant, quod etiam et pueri illorum faciebant ab illis edocti ; tantùm non lapidabar, quia facultas deerat [4]. Ses parens le persécutèrent ; personne ne l’allait voir dans ses maladies. Coupons court. On le vexa en tant de manières, que l’on extorqua enfin de lui la soumission que l’on demandait : Duravit pugna ista per annos septem, intra quod tempus incredibilia passus sum[5]. Nous verrons dans la remarque (E) quelle fut la peine qu’on lui imposa. Il connut alors plus que jamais, combien sont terribles ceux même qui, sans aucune juridiction, disposent des lois de la discipline.

Je me garde bien de dire que les raisons des indépendans soient considérables, eux qui trouvent si mauvais que l’Église s’attribue le droit d’excommunier, c’est-à-dire, d’infliger des peines qui sont quelquefois plus infamantes que la fleur de lis, et qui exposent à plus de malheurs temporels que les peines afflictives à quoi les juges civils condamnent. Les arrêts des juges ne suppriment point les actes ou les offices de l’humanité, et encore moins les devoirs de la parenté. Mais l’excommunication arme quelquefois les pères contre les enfans, et ceux-ci contre les pères : elle étouffe tous les sentimens de la nature ; elle rompt les liens de l’amitié et de l’hospitalité ; elle réduit les gens à la condition des pestiférés, et même à un abandon beaucoup plus grand.

(D) Un parent... se crut engagé... à le persécuter à toute outrance. ] Voici les maux qu’il lui fit. Acosta était sur le point de convoler en secondes noces ; il avait beaucoup d’effets entre les mains de l’un de ses frères, et un grand besoin de continuer le commerce qui était entre eux. Ce parent lui fut contraire sur tous ces chefs ; il empêcha le mariage, et il engagea le frère à retenir tous ces effets-là, et

  1. Acosta, Exemplar Vitæ hum. pag. 347.
  2. Ibid.
  3. Ibid., pag. 348.
  4. Ibid., pag. 349.
  5. Ibid.