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AGAR.

dire qu’elle était servante de Churia, femme de Pharao, et que Churia, après la mort de son mari, la donna à Sara[1]. Saint Chrysostome veut que ce soit Pharao lui-même qui ait donné cette servante à Abraham[2]. En effet, l’Écriture observe qu’entre autres présens qu’il lui fit, il lui donna des servantes[3]. S’il lui donna celle-ci, ne doutons point qu’il ne la choisît entre les personnes dont la condition était de servir. Je croirais volontiers ce que dit Philon, qu’elle avait embrassé la religion d’Abraham[4] ; mais quant à ce qu’il ajoute, que ce patriarche cessa d’en jouir dès qu’il se fut aperçu qu’elle était grosse, je n’ai garde de le nier ni de l’affirmer. Ce sont des mystères dont il ne faut point être curieux : il faut supposer qu’ils se passent sous les voiles de la nuit ou derrière le rideau, et les laisser dans leurs ténèbres naturelles. Les Juifs, toujours guindés sur les miracles, attribuent la conversion d’Agar aux prodiges qui se firent chez Pharao, à cause du rapt de Sara[5].

(B) Depuis long-temps. ] Il est dit dans la Genèse qu’Abraham avait habité dix ans au pays de Chanaan, lorsqu’il coucha avec Agar ; d’où les Juifs ont inféré qu’un mari ne doit plus habiter avec sa femme lorsque, pendant dix ans il l’a éprouvée stérile [6] ; absurde conséquence, tant parce qu’il y avait plus de dix ans qu’Abraham était marié avec Sara, lorsqu’elle lui proposa sa servante[7], que parce qu’il ne songeait à rien moins qu’à la quitter lorsqu’il eut vécu dix ans avec elle au pays de Chanaan sans procréation de lignée.

(C) Faisant même, selon la version de quelques interprètes, un acte d’obéissance. ] La Vulgate porte : Cùmque ille acquiesceret deprecanti ; et la version de Genève : Et Abraham obeit à la parole de Saraï[8]. Saint Augustin a donné ce dernier sens aux paroles de l’Écriture ; car après avoir observé qu’Abraham eut tour à tour la complaisance de s’attacher à Agar, et de la quitter, selon que Sara changea de désirs, il fait cette exclamation : O virum viriliter utentem feminis, conjuge temperanter, ancillâ obtemperanter, nullâ intemperanter [9] ! Il s’était déjà servi de cette expression, usus est eâ (concubinâ), non ad explendam libidinem, nec insultans, sed potiùs obediens conjugi [10].

(D) La maltraita de telle sorte, qu’elle la contraignit de déserter la maison. ] Qui aurait jamais deviné que cela servirait un jour d’apologie à ceux qui persécutent les sectes ? Cependant l’esprit fécond et imaginatif de saint Augustin y a trouvé ce secret. Il a soutenu par la conduite de Sara envers Agar que la vraie Église peut infliger des châtimens à la fausse, l’exiler, la tourmenter, et ce qui s’ensuit. On l’a relancé en peu de mots bien fortement dans le Commentaire Philosophique sur les fameuses paroles, contrains-les d’entrer [11].

(E) Qui aurait des querelles avec tout le monde. ] Ce sera, lui dit l’ange [12], un brutal ou un âne sauvage. Sa main sera contre un chacun, et les mains d’un chacun seront contre lui. S’il était permis de chercher ici des types à la saint Augustin, ne dirait-on pas qu’Ismaël a été l’emblème de certains controversistes misanthropes qui ne font que mordre le tiers et le quart, et qui, pour mieux déclarer la guerre au genre humain, sortent à tout moment de leur sphère, écrivent sur toutes sortes de matières à tort et à travers, et toujours en style de libelle diffamatoire ? Tous les âges et tous les pays fournissent de ces copies d’Ismaël. Il y a même de ces copies qui diffèrent de l’original en ce qu’encore qu’elles jettent des pierres sur tout le monde, peu de gens prennent la peine de leur en rejeter : on les laisse jouir en repos de la malheureuse impunité qui augmente leur audace et leur frénésie.

  1. In libro Juchasin, apud Weideg., ibidem.
  2. Apud Cornel. à Lapide in Gen., p. 171.
  3. Genèse, chap. XII, v. 16.
  4. In libro de Abrahamo.
  5. Apud Cornel à Lapide in Gen., p. 171.
  6. Abenezra in Gen. XVI, 3, apud Heideg. Hist. Patriarch, pag. 197.
  7. La stérilité de Sara était connue avant qu’Abraham sortît de son pays pour venir à Gharan. Voyez Genèse, XI, 30.
  8. Genèse. chap. XVI, v. 2.
  9. August. de Civit. Dei, lib. XVI, cap. XXV.
  10. Ibidem.
  11. Comment. Philos., part. III, pag. 62.
  12. Genèse, XVI, 12.