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AGÉSIPOLIS.

exception du plus grand, étaient bornés dans leurs connaissances, et que d’eux aux hommes il n’y avait que la différence du plus au moins ? Le tot capita tot sensus, autant de sentimens que de têtes, avait lieu, selon cela, dans le ciel à peu près comme sur la terre. On consultait Jupiter comme l’on consulte le plus fameux avocat d’un parlement lorsqu’on a dessein de s’engager à un procès. La réponse de cet avocat n’assure pas les plaideurs prudens : ils sont bien aises d’avoir l’avis de quelques autres jurisconsultes ; et il y a tel homme qui fait consulter son affaire dans toutes les cours du royaume aux plus habiles docteurs. Les païens en usaient ainsi à l’égard de leurs oracles ; ils en consultaient plusieurs sur les mêmes cas, afin de voir si les dieux se contrediraient les uns les autres, et afin de prendre mieux leurs mesures par la comparaison des réponses. Ainsi leurs dieux étaient aussi chimériques que la divinité de Spinoza ; car il est aussi impossible qu’une nature bornée soit Dieu, qu’il est impossible que le monde soit l’Être suprême qui gouverne toutes choses par une sage providence. Confirmons ce que j’avance sur la fausse idée que les païens se formaient de Dieu. Ils n’étaient point scandalisés du sort différent qu’avaient les victimes. Celles qu’on offrait à une divinité faisaient espérer, pendant que celles que l’on offrait à une autre faisaient craindre. Apollon et Diane, enfans jumeaux de Jupiter, se contredisaient quelquefois : le frère rejetait une victime ; la sœur l’admettait. Le paganisme ne trouvait rien là de scandaleux : il eût bien voulu plus de concorde dans les promesses du bien ; mais enfin il ne croyait pas que la nature divine donnât l’exclusion à l’ignorance, au caprice, à la discorde ; il acquiesçait donc à cela comme à des effets inévitables de la nature des choses. Ne croyez pas que les objections ce Cicéron aient dessillé les yeux à beaucoup de gens. Quid quùm pluribus diis immolatur, quì tandem evenit ut litetur aliis, alii non litetur ? Quæ autem inconstantia deorum est, ut primis minentur extis, benè promittant secundis ? Aut tanta unter eos dissersio, sæpè etiam inter proximos, ut Apollinis exta bona sint, Dianæ non bona[1] ?

Un auteur moderne s’est servi de cette conduite de notre Agésipolis pour faire voir que par rapport aux oracles le plus grand des dieux du paganisme ne conservait point son avantage ni sa supériorité. Les oracles de Jupiter, dit-il[2], tels qu’estaient ceux de Trophonius, de Dodone et de Hammon, n’avaient pas tant de crédit que celui de Delphes… car, ni en durée, ni en estime, ils n’ont jamais égalé ce dernier. Et cela se prouve, outre le consentement de la plus part des auteurs qui en ont parlé, par ce que rapporte Xénophon de Agésipolis[* 1], qui, après avoir consulté Jupiter olympien et reçu sa réponse, fut à Delphes trouver Apollon, lui demandant, comme à un juge de dernier ressort, s’il estoit du mesme avis que son père. Aristote attribue cette espèce de raillerie dévote à un Hegésippus, au second livre de ses Rhétoriques. Ce passage fournit la matière de deux notes. La première est que les idées de l’église gallicane touchant le concile, et sur le pape, parlant même ex cathedrâ, peuvent être comparées à celles du paganisme touchant les oracles de Jupiter et celui de Delphes. Le Jupiter olympien, répondant à une question, trouvait dans l’esprit des peuples beaucoup de respect ; on rendait bien des hommages à son autorité ; mais enfin son jugement, quand même il aurait été rendu ex cathedrâ, ou plutôt ex tripode, ne passait pas pour irréformable ; voilà le pape de l’église gallicane. L’Apollon de Delphes était le juge de dernier ressort : voilà le concile. Ma deuxième note est qu’Agésipolis y procéda tout de bon : il n’y eut point dans son fait une raillerie dévote. Pour ce qui est d’Hégésippus, je n’en réponds point. Il fut peut-être assez malin pour vouloir tendre des piéges aux oracles, afin de les insulter s’ils ne s’entre-accordaient pas. C’est une honte, aurait-il pu dire, que vous répondiez le oui et le non. Ἡγήσιππος ἐν Δελφοῖς ἐπηρώτα τὸν θεόν, κεχρημένος πρότερον Ὀλυμπιάσιν, εἰ αὐτῷ ταὐτα δοκεῖ, ἅπερ τῷ πατρί, ὡς αἰσχρὸν ὂν τἀναντία

  1. (*) Lib. IV Historiar.
  1. Cicero, de Divinat., lib. II, cap. 38.
  2. La Mothe-le-Vayer, Lettre CVI, tom. XI. pag. 449