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ABDÉRAME.

C’était autrefois la foule des écrivains qui prenaient ou l’an 725, ou l’an 726 ; mais depuis quelque temps on se range à l’an 732. C’est là que le père Labbe, Mézerai, Cordemoi, etc., s’en tiennent avec les Annales de Metz, et les plus anciennes chroniques.

(G) Le nombre de leurs morts ait été tel. ] On le fait monter communément à 350 ou 355 mille, et celui des Français à quinze cents. C’est la supputation d’Anastase le bibliothécaire[1] ; c’est celle de Paul Diacre, et de plusieurs autres historiens ; mais on ne s’y fie plus. Mézerai dit nettement qu’il n’y avait en toute l’armée des Sarrasins que quatre-vingt ou cent mille hommes. Il faut bien se souvenir qu’ils se battirent jusqu’à la nuit, sans lâcher le pied[2], et que le lendemain on ne les poursuivit pas quand on eut su qu’ils avaient marché toute la nuit, Or il serait presque impossible de faire un si prodigieux carnage sur des gens qui tiennent bon ; une tuerie de tant de milliers de soldats ne se fait qu’à la poursuite des fuyards, lorsqu’on ne donne nul quartier. Puis donc que ce fut la nuit qui sépara les combattans, il faut regarder comme un conte romanesque ce qu’on lit dans du Haillan, que le roi Abdérame, et presque tous les principaux des siens, furent trouvés entre les grands monceaux des morts, seulement esteints de la presse qui recula sur eux. S’il y avait eu alors des nouvellistes hebdomadaires, on eût couru moins de risque de se tromper en jugeant du nombre des Sarrasins selon les gazettes qui auraient précédé la bataille, qu’en prenant pour règle les relations du combat. Pendant la marche de ces barbares, les nouvellistes autorisés, ou même gagés du public, auraient représenté leur armée comme peu nombreuse, et ils l’auraient affaiblie de jour en jour par les désertions et par les maladies qu’ils y auraient fait régner. Aprés la victoire, ils se seraient ravisés ; ils auraient appris de bonne main que cette armée était innombrable. On pourrait donc être trompé et par les gazettes antérieures et par les postérieures ; mais s’il y avait à choisir, je conseillerais, à tout hasard, de se fier plutôt aux premières qu’aux dernières.

(H) Se retirèrent plus aisément qu’ils n’avaient lieu de l’espérer. ] Pour rectifier les idées qu’on se forme populairement de cette grande victoire, il est bon de considérer ce que les historiens les plus exacts en ont dit : « Les Sarrasins eurent beau lancer des traits, les écus des Français, passés les uns sur les autres, les en garantirent ; et quand les Sarrasins vinrent l’épée à la main, tout leur effort, ne pouvant ébranler un si grand corps et si bien uni, ne servit qu’à les rompre eux-mêmes. Charles, qui savait prendre ses avantages, ne manqua pas en cet état de les faire charger : il en fut tué un prodigieux nombre par les Français, qui combattirent toujours fort serrés. Abdérame même demeura sur la place ; mais la nuit survenant mit fin au combat, sans que Charles connût tous ses avantages. Il ne voulut pas qu’on suivît les restes de l’armée des Sarrasins, pour éviter les embûches qui sont toujours à craindre quand les ennemis sont en grand nombre. Il fit même retirer ses soldats en ordre, et l’épée haute, dans leur camp, où ils passèrent la nuit ; et dès le point du jour il les remit en bataille à la vue du camp des ennemis. On y voyait tant de pavillons, que, bien que le champ où l’on avait combattu le jour précédent fût tout couvert de corps de Sarrasins, Charles avait sujet de croire qu’ils avaient encore un grand nombre de soldats sous leurs tentes, et pensait qu’ils allaient sortir ; mais enfin, après avoir long-temps attendu, on s’aperçut qu’ils avaient abandonné leur camp, et des espions vinrent donner avis qu’ils avaient marché toute la nuit vers la Septimanie. Mais il regarda cette fuite d’une armée, qu’il croyait encore plus nombreuse que la sienne, comme une ruse pour l’attirer dans quelque embuscade, et se contenta de se saisir du camp des Sarrasins, où il trouva tout leur équipage avec le butin qu’ils avaient fait[3]. » Voilà ce qui porte à dire que Charles n’usa pas trop bien de ce grand

  1. Il la tire de la relation écrite par Eudes au pape Grégoire II. Voyez ci-dessous la remarque (K).
  2. Voyez la remarque suivante.
  3. Cordemoi, Histoire de France, tom. I, page 405.