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ABÉLARD.

vrir la honte de sa famille en divulguant ce mariage que tenir la parole qu’il avait donnée à Abélard de n’en point parler, maltraita souvent sa nièce quand il vit son obstination à nier qu’elle fût femme d’Abélard. Là-dessus elle fut envoyée dans le monastère d’Argenteuil par son mari, qui lui fit prendre l’habit de religieuse, au voile près. Les parens d’Héloïse s’imaginèrent qu’il leur jouait là un second tour de perfidie, et furent si transportés de colère, qu’ils envoyèrent chez lui des gens qui entrèrent de nuit dans sa chambre, et lui coupèrent ces mêmes parties viriles avec lesquelles il avait déshonoré la famille du chanoine. Il en fut si honteux, qu’il s’alla cacher dans les ténèbres de la vie monastique. Ce fut la honte et non la dévotion qui le poussa à prendre l’habit de moine dans l’abbaye de Saint-Denis[a]. Les désordres de cette abbaye, où les impuretés de l’abbé étaient autant supérieures à celles des simples moines que sa dignité l’élevait au-dessus d’eux, chassèrent bientôt Abélard : il voulut devenir censeur, et il se rendit par-là si fâcheux, que l’on fut ravi de s’en défaire. Il se choisit un lieu de retraite sur les terres du comte de Champagne (K), et y dressa une école où il attira un si grand nombre d’auditeurs (L), que l’envie des autres maîtres, qui se voyaient abandonnés à cause de lui par leurs écoliers, commença à lui susciter de nouvelles persécutions. Il s’était fait à Laon deux ennemis redoutables [b], qui n’eurent pas plus tôt aperçu le préjudice que leurs écoles de Reims recevaient de sa grande réputation, qu’ils cherchèrent les occasions de le perdre. Il les trouvèrent dans un livre qu’il dicta sur le mystère de la Trinité (M) : ils prétendirent y avoir découvert une hérésie effroyable, et ils obtinrent, par le moyen de leur archevêque, la convocation d’un concile à Soissons, environ l’an 1121 (N). Ce concile, sans avoir donné lieu à Abélard de se défendre, le condamna à jeter lui-même son livre au feu, et à s’enfermer dans le cloître de Saint-Médard. On lui ordonna peu après de retourner au couvent de Saint-Denis, où la liberté qu’il s’était donnée de censurer les mœurs corrompues de l’abbé et des religieux l’avait exposé à la haine de tant de gens. Il lui échappa de dire qu’il ne croyait pas que leur saint Denis fût Denis l’aréopagite dont il est parlé dans l’Écriture. Cela fut relevé tout aussitôt et rapporté à l’abbé, qui en eut beaucoup de joie, parce qu’il se voyait en main un prétexte de mêler aux accusations de fausse doctrine les accusations de crime d’état (O), chose que ces messieurs ne manquent jamais de pratiquer pour satisfaire sûrement leur vengeance. L’abbé assembla son chapitre sans perdre de temps, et déclara qu’il allait livrer à la justice du roi celui qui avait l’audace de renverser la gloire et la couronne du royaume. Abélard ne jugeant

  1. In tam miserâ me contritione positum confusio, fateor, pudoris potius quàm devotio conversionis, ad monasticorum latibula claustrorum compulit. Abælardi Epistolæ, pag. 18.
  2. Albericus Remensis, et Lotulphus Lombardus. Ce dernier est nommé Leutaldus Navariensis par Othon de Frisingen.