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sens d’artiste[1]. Il en a fait une matière vivante, un fleuve qui reflète toute la vie de ses bords, une évocation de forme et de couleur. Il a conçu la phrase en sculpteur et en peintre, avant tout anxieux d’en faire saillir le coloris et le relief. Il s’est composé une palette éblouissante, auprès de quoi se révèle douloureusement la pauvreté verbale d’écrivains très grands. Il a aimé les mots comme des êtres de chair. Mais ce par quoi surtout il s’atteste un suprême ouvrier, c’est la maîtrise avec laquelle il réalise ce principe d’art tout moderne de l’adaptation de la matière au but poursuivi, de la forme à la conception. Sa langue il la compose selon le caractère de l’œuvre, il la transpose suivant la nature et le rythme de son sujet. Elle se fait opulente, naïve, chaude, blanche, compliquée, simple, métallique, liquide, aérienne, sanguine, nerveuse, heurtée ou pacifique, comme la vie même qu’il cherche à traduire. Sa langue vit, elle est de la vie même. Tel est l’art suprême de ce magicien, qui fait oublier jusqu’à l’extraordinaire puissance et au bonheur de son expression.

En ce souci du vocable, il est allé jusqu’à l’excès, où l’art est dépassé. L’outrance de la recherche verbale, la poursuite du mot inaccoutumé, le besoin de l’épithète rare, l’exagération des formes pittoresques et fastueuses sont surtout visibles dans la première partie de son œuvre, qui parfois en demeure amoindrie. Si l’on se rend compte de l’état de la « littérature » belge au moment où il entreprit son effort, de la pauvreté et de la platitude de la langue écrite à ses débuts, on comprendra aisément que son tempérament excessif l’ait invinciblement porté à exagérer la violence de sa réaction. Il faudrait être doué de mauvais caractère pour lui imputer à crime cette exagération. Les circonstances en

  1. Je regrette de ne pouvoir transcrire ici une page où l’écrivain nous fait participer à la genèse de sa maîtrise verbale. (Préface au Labeur de la Prose, par Gustave Abel.)