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Et pourtant il n’a récolté chez lui — en dehors du petit groupe des écrivains et des artistes — qu’ingratitude, rancune mesquine, ignorance farouche et méthodique, glaciale indifférence… Je ne puis, dis-je, m’expliquer cet ostracisme, quelque naturelle que soit la haine nourrie contre un esprit libre et fort par une plèbe de dirigeants dont le cerveau demeure emprisonné aux mesquines formules. Mais peut-être vaut-il mieux cette paradoxale ingratitude qu’une hypocrite et demi-reconnaissance, ou qu’un maladroit mécénisme. Cette abstention des officiels lui sied. Elle le complète et le couronne. Elle le sacre, lui aussi, un « ennemi du peuple ».

Chez nous son sort fut autre. Les plus authentiques génies ont salué sa jeune gloire. Sa place a été marquée parmi les maîtres. En dépit toutefois de cette officielle consécration, la généreuse France lui a chichement mesuré la gloire. Pourquoi ? Ici je me sens en mesure de donner une explication. Jamais l’écrivain né au delà des frontières ne sera jugé chez nous suivant une commune mesure avec celui qui est né en deçà. En France, il faut bien le dire, c’est une décisive infériorité d’être étranger. Et ce simple fait d’être un « étranger » — lui qui n’écrit que le français — a toujours empêché Lemonnier d’éprouver en France le jugement qu’il mérite, alors qu’il a honoré la langue française en l’associant à son art, alors qu’il l’a enrichie et renouvelée, alors qu’une reconnaissante nationale lui est due pour avoir élargi le champ d’action d’un parler et d’une littérature dont l’influence tendent chaque jour à se restreindre. Son succès parmi nous n’est qu’honorable, s’affirmant surtout parmi les lettrés et la jeunesse. Il n’est pas éclatant, comme il devrait l’être. Le public proprement dit ne soupçonne pas sa valeur.

Telle est donc la double injustice qu’éprouve un tel homme. Pour moi, il est loin d’avoir conquis sa juste place au soleil