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qui résulte d’une comparaison de leurs formes athlétiques avec les besognes minutieuses de leur art également subtil et délicat. Tous deux ont écrit une langue très savante, très travaillée, très éloignée de la langue simple du peuple et des artistes primitifs. Mais, tandis que Goncourt reniait son extérieur robuste jusque dans le choix morbide et mélancolique de ses sujets, Lemonnier, plus soucieux d’un juste équilibre, contrebalance la préciosité amenuisée de sa langue par la couleur, l’héroïsme, la vie tumultueuse de ses récits. Au cours de toute sa carrière, il est resté fidèle à sa nature exubérante et saine qui, n’était le costume, l’apparierait adéquatement aux personnages des tableaux flamands, de Teniers ou de Rubens. Il est resté l’homme farouche en qui revit toute une hérédité d’orgueil, d’instinct libre et franc, de sensualité, de bataille. Chacun de ses gestes, chacun de ses mots donne l’exacte sensation d’être un prolongement de l’activité motrice ou verbale de sa race. Il a des paysans dans sa famille. Lui-même, qu’est-il au fond ? Un paysan, un terrien conscient.

Un terrien conscient : ces mots m’expliquent et son art et sa vie. Si le but de cette étude n’était d’étudier l’homme plutôt que l’artiste, ce serait ici l’endroit de montrer comment, pour voir la nature comme il l’a vue, il fallait qu’il fût avant tout, fondamentalement et héréditairement, un être des champs, un vir rusticus. Dans toute la littérature française, il est peut-être celui qui a le mieux traduit le jeu variable des éléments. Tout ce qu’il y a d’allégresse religieuse dans la pluie qui tombe sur la campagne altérée, il l’a compris, il l’a su rendre. Par ses yeux regardent tous les yeux de ses ancêtres. Son âme n’est qu’un carrefour sonore où retentissent toutes les émotions de ses aïeux.

(Camille Lemonnier intime. Revue de Belgique, 15 février 1903.)