Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/41

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yeux avec la main. Et ne reste pas comme ça sur tes jambes, tu me fais mal !

— Eh bien ! moi, dit Mathurin gravement, je prendrais le commandement ici. Je me sens de la force. Je sens que je guérirai…

— Assieds-toi ! Assieds-toi, je t’en prie : tu vas tomber !

Mais il demeura debout tandis qu’elle gagnait la porte. A peine avait-elle franchi le seuil, qu’elle entendit cette masse humaine qui s’affaissait avec un gémissement. Elle se détourna. Elle vit que l’infirme s’était rassis sur la chaise et qu’il se serrait à deux mains la poitrine, où le cœur, sans doute, battait trop vite. Alors, sans bruit, peureuse comme une chevrette qui se lève des fougères, elle s’élança dans la cour, puis dans le chemin.

La lune naissante avait pâli la brume et l’avait diminuée. On voyait loin déjà. Dans une heure, la nuit serait claire. Marie-Rose, évitant les haies, suivait le milieu de la virette qui conduisait au verger clos, puis au bord des prés. Elle courait presque. Elle avait peur. Elle ne ralentit la marche qu’à la lisière du Marais, là où le chemin, subitement élargi comme un petit fleuve côtier, mêlait son herbe à l’herbe indéfinie. Alors, rassurée de se sentir isolée dans la lumière, elle écouta. Où était le père ? Elle espérait entendre un pas de voyageur sur la route, ou bien l’aboi du chien Bas-Rouge. Mais non : dans le paysage de brouillard et de rêve qui se formait et se déformait incessamment devant elle, parmi les clartés molles en mouvement, un seul bruit passait, le roulement lointain de la mer contre les dunes de Vendée.

Rousille avait pénétré, par la brèche, dans un champ de chaume, et de là dans une étroite bande de taillis. En mettant le pied sur le sable d’une allée, elle s’arrêta, prise de peur dans cette solitude, ressaisie également par le respect instinctif du domaine seigneurial, où les Lumineau, même aujourd’hui, n’entraient que bien rarement, de crainte de déplaire au marquis. C’était la lisière du parc. De toutes parts, devant Rousille, des pelouses montaient, éclairées par la lune, paisibles, et où dormait, en îles rondes et décroissantes, l’ombre bleue des futaies. L’avenue tournait au milieu d’elles. Tantôt dans la lumière et tantôt dans les bois, Rousille se mit à