Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/85

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pas pour te faire un affront. Mais j’emmène mes gars. La mort est dans le Marais, par des temps pareils.

— Je ne pouvais pas empêcher tes fils de venir, balbutia Gauvrit. Je t’assure, Toussaint Lumineau…

Sans l’écouter, le métayer haussa la voix :

— Hors d’ici Mathurin ! dit-il. Et prends la couverte que j’ai apportée pour toi !

Il jeta le vieux manteau ruiné sur les épaules de l’infirme, qui se leva sans mot dire, comme un enfant, et suivit le père. Les assistants, quelques-uns moqueurs, la plupart émus, regardaient cet ancien qui, à travers tout le Marais, venait arracher son fils à la veillée de la Seulière. Des filles disaient entre elles : « Il n’a pas eu seulement une parole pour la Félicité » ; d’autres : « Il devait être beau, quand il était jeune. » Il y eut une voix, celle de la petite qui avait chanté la ronde, qui murmura : « André est tout le portrait de son père ».

Ni Toussaint Lumineau ni ses fils n’entendirent. La porte de la Seulière se refermait derrière eux. Ils tombaient brusquement dans la nuit où courait le vent glacé. Les nuages étaient remontés très haut. Emportés à une allure désordonnée, fondus en larges masses, ils formaient des nappes d’ombre, successives, dont la lune argentait les bords. Le froid pénétrait les vêtements et traversait la chair. La mort passait, pour les faibles. Le métayer qui savait le danger, dégagea au plus vite les deux yoles arrêtées parmi d’autres au port de la Seulière. Il monta dans la première, fit signe à Mathurin de se coucher au fond, et poussa au large. L’infirme obéit encore. Pelotonné sur le plancher du bateau, couvert du manteau de laine, il ressembla bientôt, immobile, à un morceau de goémon. Mais, sans qu’on y prît garde, il s’était étendu, la tête tournée du côté de la Seulière, et, soulevant d’un doigt l’étoffe qui le protégeait, il regardait la ferme. Tant que la distance et les talus des canaux lui permirent de distinguer la raie lumineuse de la porte, il demeura les yeux attachés sur cette lueur pâlissante, qui lui rappelait maintenant un souvenir nouveau. Puis le manteau retomba, couvrant le visage joyeux et en larmes de l’infirme. André suivait, dans la seconde yole.

Par les mêmes fossés, le long des mêmes prés, ils