Aller au contenu

Page:Bazin - La Terre qui meurt.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

longueur des bras et des mains dénonçaient une taille colossale, mais quand ce géant se dressait, entre ses béquilles, on voyait un torse tout tassé, tout contourné et deux jambes qui pendaient au-dessous, tordues et molles. Ce corps de lutteur se terminait par deux fuseaux atrophiés, capables au plus de le soutenir quelques secondes, et d’où la vie, peu à peu, sans répit, se retirait. Il avait à peine dépassé la trentaine, et déjà sa barbe, qu’il avait plantée jusqu’aux pommettes, grisonnait par endroits. Au milieu de cette broussaille étalée, qui rejoignait les cheveux et lui donnait un air de fauve, au-dessus des pommettes qu’un sang boueux marbrait, on découvrait deux yeux d’un bleu noir, petits, tristes, où éclatait, par moment, tout à coup, la violence exaspérée de ce condamné à mort, qui comptait chaque progrès du supplice. Une moitié de lui-même assistait, avec une colère d’impuissance, à la lente agonie de l’autre. Des rides sillonnaient le front et coupaient l’intervalle entre les sourcils. « Pauvre grand Lumineau, le plus beau fils de chez nous, ce qu’il est devenu ! » disait la mère, autrefois.

Elle avait raison de le plaindre. Six ans plus tôt, il était rentré du régiment, superbe comme il était parti. Trois ans de caserne avaient glissé, presque