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MÉMOIRES.

Bertrand[1], son ami, de parler à madame Goëzman en sa faveur, et même de lui offrir cent louis et une montre garnie en diamants, pour l’engager à intercéder auprès de monsieur son mari pour le sieur de Beaumarchais ; ce que j’ai eu la faiblesse de faire, uniquement pour obliger le sieur Bertrand. Mais je déclare que cette dame a rejeté hautement et avec indignation ma proposition, en disant que non-seulement elle offensait sa délicatesse, mais qu’elle était de nature à lui attirer les plus fâcheuses disgrâces de la part de son mari, s’il en apprenait quelque chose : en conséquence, j’ai gardé la montre et les rouleaux jusqu’au moment où je les ai rendus. Je déclare en outre qu’après la perte du procès, le sieur de Beaumarchais, piqué de son mauvais succès, m’a écrit une lettre fort impertinente, comme si j’avais négligé ou trahi ses intérêts dans cette affaire ; attestant que tout ce qui pourrait être dit de contraire à la présente déclaration est faux et calomnieux : ce que je soutiendrai envers et contre tous. En foi de quoi j’ai signé, approuvé l’écriture. Le Jay, ce 30 mai 1773. »

Si je pouvais montrer à la suite de cette déclaration la copie que le Jay en a faite sous la dictée de madame Goëzman, tenant la minute de son mari : indépendamment du style et d’une foule de grands mots qui ne sont point à l’usage du sieur le Jay, la manière inexacte dont elle est libellée, et les fautes d’orthographe dont elle fourmille, convaincraient bientôt que celui qui l’a écrite n’a jamais pu la composer. Au défaut de cette première preuve, qui, en frappant les yeux, porterait à l’esprit la conviction irrésistible de ce que j’avance, j’observe :

1o Que si le Jay eût fait cette déclaration, il n’aurait pas manqué d’y parler des quinze louis, parce que c’était ce qui avait engagé la querelle, le seul objet en litige, et parce qu’il avait un grand intérêt d’en parler, car il craignait dès lors qu’on ne le taxât de les avoir réservés pour lui. Mais, comme M. Goëzman avait un plus grand intérêt encore à les taire, la déclaration n’en dit pas un mot.

2o Si le Jay eût composé cette déclaration, il n’y aurait pas dit : Piqué de la perte de son procès, le sieur de Beaumarchais m’a écrit une lettre impertinente, comme si j’avais négligé ou trahi ses intérêts dans cette affaire ; parce que le Jay savait bien que ma lettre, qu’il a déposée au greffe, loin d’être impertinente, est non-seulement polie, mais obligeante ; parce qu’il savait bien qu’elle ne porte nullement sur des reproches de négligence ou d’abandon de mes intérêts dans l’affaire, mais uniquement sur les quinze louis dont M. Goëzman avait tant d’intérêt de ne pas parler. Aussi la déclaration n’en dit-elle pas un mot.

3o Si l’on se rappelle que la seule question que M. Goëzman ait faite à le Jay, avant que d’écrire la minute de la déclaration, est celle-ci : N’est-il pas vrai, monsieur le Jay, que madame a refusé les cent louis et la montre qui vous lui avez présentés ?Oui, monsieur. Et si l’on compare ce texte si simple avec le commentaire insidieux qui en est résulté, l’on sera convaincu que M. Goëzman avait combiné d’avance avec sa femme toutes les phrases de cette déclaration, pour qu’elle pût servir de base à la dénonciation qu’il voulait faire au parlement contre moi, et dont nous allons bientôt parler.

4o Observez que M. Goëzman, en relisant depuis la phrase où il avait fait ainsi parler le Jay dans la déclaration : Cette dame a rejeté hautement et avec indignation ma proposition, en me disant qui non-seulement elle offensait sa délicatesse, mais qu’elle était de nature à lui attirer les plus fâcheuses disgrâces de la part de son mari, s’il en apprenait quelque chose ; observez, dis-je, que M. Goëzman s’est aperçu qu’il n’avait pas dû faire dire à sa femme que refuser de l’argent était propre à lui attirer sa disgrâce s’il l’apprenait ; parce que c’était se faire son procès à soi-même.

Comment changer cela ? Sa minute était chez le Jay, il n’avait en main que la copie de ce libraire ; il voulait la déposer tout à l’heure au parlement. Mais rien n’embarrasse une bonne tête ; et voici comment il a usé sans façon des droits d’un auteur sur son propre ouvrage.

Il a tout uniment rayé le mot lui, et a fait précéder le mot attirer par la lettre m, intercalée de sa main : de sorte que, par cet innocent artifice, le sens de la phrase, qui présentait d’abord madame Goëzman comme exposée au ressentiment de son mari pour avoir refusé de l’argent, fait porter le ressentiment aujourd’hui sur le Jay pour avoir osé l’offrir.

Voici le sens suivant la première leçon : Madame Goëzman m’a dit que mes propositions rejetées étaient propres à lui attirer la disgrâce de son mari, s’il en apprenait quelque chose, etc. Et voilà le sens, suivant la seconde : Madame Goëzman m’a dit qui mes propositions rejetées étaient propres à m’attirer la disgrâce de son mari, s’il en apprenait quelque chose. Ce qui est bien différent.

Or, si la copie de la main de le Jay eût été la vraie minute de la déclaration, on sent qu’un criminaliste éclairé comme M. Goëzman n’aurait jamais voulu commettre le faux d’y changer le sens, en effaçant un mot, et y substituant une lettre de sa main.

Que si M. Goëzman prétend nier la liberté qu’il s’est donnée sur une déclaration à laquelle il dit n’avoir aucune part, nous lui opposerons une ré-

  1. Le sieur Bertrand dont il s’agit ici est le même qui n’a consenti à être désigné dans mon premier mémoire que sous le nom de d’Airolles. En répondant au sieur Marin, nous aurons occasion d’expliquer sur cette fantaisie du sieur Bertrand d’Airolles, qui a précédé de quelques jours le service qu’il a rendu au sieur Marin, de lui accorder une lettre dont celui-ci espère tirer le plus grand avantage contre moi : ce qu’il faudra voir.