Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/390

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une de ces visites, le suppliant, et le sieur Santerre qui l’accompagnait, lui virent ouvrir les rideaux de son cabinet, au premier, qui donne sur le quai, et regarder à travers les vitres ceux dont le carrosse venait de s’arrêter à sa porte.

Voilà donc, en deux jours, six courses infructueuses.

M. Goëzman dit, dans le mémoire qu’il a distribué au nom de sa femme, et il répète, dans sa note, intitulée Note remise par M. Goëzman à messieurs ses confrères, que le 2 avril il donna audience dans la matinée à Me  Falconnet, l’un des conseils du suppliant ; et que le 3, dans la matinée, il en accorda une autre au suppliant, qui lui apporta un mémoire manuscrit.

Le suppliant ne peut trop se récrier contre cette allégation. Me  Falconnet nie absolument le premier de ces deux faits, qui lui est personnel ; à l’égard du second, la fausseté en est attestée par le sieur Santerre, garde sermenté, que le gouvernement avait alors placé auprès du suppliant, dans le temps qu’il était encore en prison. Ce garde venait prendre le matin le suppliant au For-l’Évêque, et ne le quittait que pour le reconduire au même lieu. Or, le sieur Santerre certifie qu’avant le samedi 3 avril au soir, il n’est point entré chez M. Goëzman avec le suppliant : le fait de l’audience du matin est donc supposé.

Cependant il importait au suppliant de voir son rapporteur. Après la dernière course du 2 avril, il se rendit chez la dame de Lépine, sa sœur ; il lui fit part de ses inquiétudes sur ce que M. Goëzman se faisait celer et lui refusait toute audience. Le sieur Bertrand Dairolles, qui se trouva chez la dame de Lépine, dit que le sieur le Jay, libraire, avait des habitudes chez M. Goëzman, et qu’on pourrait, par son moyen, obtenir audience de ce magistrat. Il vit le sieur le Jay, qui de son côté alla trouver madame Goëzman, et qui vint dire au sieur Dairolles que l’audience serait accordée, moyennant un sacrifice d’argent.

Le suppliant se récria sur la proposition, qu’il trouva malhonnête, et sur la somme qui était exigée. Ses parents et ses amis le déterminèrent à consentir au sacrifice : l’un d’eux courut chez lui prendre cent louis d’or, et les remit à la sœur du suppliant, qui n’en donna d’abord que cinquante au sieur le Jay, en lui disant que cette somme lui paraissait bien forte pour la faveur de quelques audiences que l'on demandait. Le lendemain 3 avril, le sieur Dairolles vint chez la dame de Lépine prendre les cinquante autres louis. Quand on fait un sacrifice, lui dit-il, il faut le faire honnête. Il fit deux rouleaux des cent louis, les cacheta par les deux bouts, et monta dans un carrosse de place avec le sieur le Jay pour aller chez madame Goëzman.

De retour, il assura que cette dame avait promis de faire accorder au suppliant toutes les audiences dont il aurait besoin. Il remit en même temps au suppliant une lettre pour madame Goëzman, lui disant de se rendre chez elle ; qu’on lui dirait que M. Goëzman était sorti ; mais qu’en remettant la lettre au laquais de madame, il pourrait être certain d’être introduit chez monsieur.

Le suppliant se transporta le soir chez M. Goëzman avec Me  Falconnet et le sieur Santerre son garde, qui ne le quittait pas. Tout ce qu’on lui avait prédit arriva : la lettre fut remise au laquais de madame Goëzman, qui la rendit à sa maîtresse, et vint dire au suppliant qu’il pouvait monter dans le cabinet du magistrat, qui allait s’y rendre par l’escalier qui donne dans l’intérieur de l’appartement de madame.

En effet, M. Goëzman ne tarda pas à paraître dans son cabinet ; le suppliant l’y vit pour la première fois ; il conféra avec lui sur son affaire : le magistrat lui fit des objections, ou, si l’on veut, des observations, que le suppliant recueillit attentivement pour se mettre en état d’y faire une réponse par écrit, et la lui remettre.

Il rédigea en effet cette réponse, et pria le sieur Dairolles de lui faire obtenir une seconde audience pour la présenter. Le croira-t-on ? On lui parla d’un second sacrifice pour avoir cette seconde audience : une montre à répétition, enrichie de diamants, fut remise au sieur Dairolles ; celui-ci la remit au sieur le Jay, qui la porta à madame Goëzman. Mais, chose étrange ! on vint dire au suppliant que cette dame demandait quinze louis pour le secrétaire de son mari, auquel elle se chargerait de les remettre. Le suppliant fut d’autant plus surpris de la proposition, qu’un de ses amis avait remis la veille dix louis à ce secrétaire, qui les avait d’abord refusés, disant qu’il n’avait aucun travail à faire sur le procès du suppliant dont toutes les pièces étaient dans le cabinet de M. Goëzman. Cependant, comme on persista sur les quinze louis, le suppliant les remit en argent blanc ; le tout fut porté à madame Goëzman par le sieur le Jay, auquel elle promit l’audience pour sept heures du soir, du dimanche 4 avril.

Le suppliant se présenta à l’heure indiquée avec son mémoire chez M. Goëzman ; mais il ne put le voir, et fut obligé de laisser ce mémoire à sa portière.

Il s’en plaignit à ceux qui avaient négocié cette audience : la réponse de madame Goëzman fut que le suppliant pouvait se présenter le lendemain lundi matin ; et que, s’il ne pouvait obtenir audience de son mari avant le jugement du procès, tout ce qu’elle avait reçu serait rendu.

Cette réponse était d’un mauvais présage : cependant le suppliant alla le lendemain matin chez M. Goëzman avec un de ses amis et le sieur Santerre : la portière lui dit qu’elle avait des ordres de ne laisser entrer personne. Le suppliant persista avec d’autant plus de force, que d’un côté les moments pressaient, puisque l’affaire devait