Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/397

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nion de mes concitoyens, qui brûle d’intéresser les âmes sensibles, en peignant à grands traits l’iniquité de mes ennemis ; qui s’efforce d’exciter la curiosité des indifférents, en égayant un sujet aride. J’aspire à m’envelopper de la bienveillance publique, à en opposer la protection tutélaire à la haine de ceux qui me persécutent ; enfin j’oublie mes maux en écrivant, et suis comme un esclave qui ne sent plus le poids de ses chaînes, à l’instant qu’il voit compter l’argent de sa rançon.

D’ailleurs je me donne les airs d’avoir aussi ma philosophie ; et comme ce mémoire est moins l’examen sec et décharné d’une question rebattue, qu’une suite de réflexions sur mon état d’accusé, peut-être ne me saura-t-on pas mauvais gré de montrer ici sur quel autre fondement j’établis la paix intérieure d’un homme si cruellement tourmenté, que cette paix paraît factice aux uns, et du moins fort extraordinaire aux autres.

Si l’Être bienfaisant qui veille à tout m’eût honoré de sa présence un jour, et m’eût dit : Je suis celui par qui tout est ; sans moi tu n’existerais point ; je te douai d’un corps sain et robuste ; j’y placé l’âme la plus active ; tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur, et la gaieté sur ton caractère : mais, pénétré que je te vois du bonheur de penser, de sentir, tu serais aussi trop heureux, si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné : ainsi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis ; privé de ta liberté, de tes biens ; accusé de rapines, de faux, d’imposture, de corruption, de calomnie ; gémissant sous l’opprobre d’un procès criminel ; garrotté dans les liens d’un décret ; attaqué sur tous les points de ton existence par les plus absurdes on dit ; et ballotté longtemps au scrutin de l’opinion publique, pour décider si tu n’es que le plus vil des hommes, ou seulement un honnête citoyen :

Je me serais prosterné, et j’aurais répondu : Être des êtres, je te dois tout, le bonheur d’exister, de penser et de sentir : je crois que tu nous as donné les biens et les maux en mesure égale ; je crois que ta justice a tout sagement compensé pour nous, et que la variété des peines et des plaisirs, des craintes et des espérances, est le vent frais qui met le navire en branle, et le fait avancer gaiement dans sa route.

S’il est écrit que je doive être exercé par toutes les traverses que ta rigueur m’annonce, tu ne veux pas apparemment que je succombe à ces chagrins : donne-moi la force de les repousser, d’en soutenir l’excès par des compensations ; et, malgré tant de maux, je ne cesserai de chanter tes louanges in cithara et decachordo.

Si mes malheurs doivent commencer par l’attaque imprévue d’un légataire avide sur une créance légitime, sur un acte appuyé de l’estime réciproque et de l’équité des deux contractants, accorde-moi pour adversaire un homme avare injuste, et reconnu pour tel ; de sorte que les honnêtes gens puissent s’indigner que celui qui, sans droit naturel, vient d’hériter de quinze cent mille francs, m’intente un horrible procès, et veuille me dépouiller de cinquante mille écus, pour éviter de me payer quinze mille francs au nom et sur la foi de l’engagement de son bienfaiteur.

Fais qu’aveuglé par la haine, il s’égare assez pour me supposer tous les crimes ; et que, m’accusant faussement, au tribunal du public, d’avoir osé compromettre les noms les plus sacrés, il soit enfin couvert de honte, quand la nécessité de me justifier m’arrachera au silence le plus respectueux.

Fais qu’il soit assez maladroit pour prouver sa liaison secrète avec mes ennemis, en écrivant contre moi dans Paris des lettres de Grenoble à celui qui l’aura aidé à me dépouiller de mes biens ; de façon que je n’aie qu’à poser les faits dans leur ordre naturel, pour être vengé de ce riche légataire par lui-même.

S’il est écrit qu’au milieu de cet orage je doive être outragé dans ma personne, emprisonné pour une querelle particulière :… s’il est écrit que l’usurpateur de mon bien profite de ma détention pour faire juger notre procès au parlement, et si je suis destiné de toute éternité à tomber à cette époque entre les mains d’un rapporteur inabordable ; j’oserais désirer que l’autorité, qui n’est jamais formaliste sur rien, le devînt assez contre moi pour qu’il me fût interdit de sortir de prison pour solliciter ce rapporteur, sans être suivi d’un homme public et sermenté, dont le témoignage pût servir un jour à me sauver des misérables embûches de mes ennemis, et de la fameuse liste du portier de l’hôtel Goëzman.

Si, pour les suites de ce procès, je dois être dénoncé au parlement comme ayant voulu corrompre un juge incorruptible, et calomnier un homme incalomniable ; suprême Providence, ton serviteur est prosterné devant toi : je me soumets ; fais que mon dénonciateur soit un homme de peu de cervelle ; qu’il soit faux et faussaire ; et puisque ce procès criminel doit être de toute iniquité comme le procès civil qui y a donné lieu, fais, ô mon maître, que celui qui veut me perdre se trompe sur moi, me croie un homme sans force, et s’abuse dans ses moyens !

S’il se donne un complice, que ce soit une femme de peu de sens : si elle est interrogée, qu’elle se coupe, avoue, nie ce qu’elle a avoué, y revienne encore ; et, pour augmenter sa confusion, fais qu’elle rejette enfin sur des signes ordinaires de jeunesse et de santé tous les égarements de son esprit malade.

Si mon dénonciateur suborne un témoin, que ce soit un homme simple et droit, que l’horreur des cachots n’empêche pas de revenir à la vérité, dont on l’aura un moment écarté.