Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/505

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mené dans les carrefours, les rues et les ruelles, il a tant calomnié, que d’honnêtes personnes qui, ne me connaissant que par mes écrits, ne m’en auraient peut-être pas moins estimé, troublées par les affreux portraits qu’il fait de moi chétif, sont toujours prêtes à se signer en me voyant passer, à me fuir comme un méchant, un ogre qui aurait mangé sa famille entière : car il ne me marchande pas, je vous assure.

Cela me rappelle de très-aimables dames de la capitale, qui, bien endoctrinées par lui, poussaient la bonne foi du protégement jusqu’à dire, après avoir tout épuisé sur mon compte : « Au surplus, qu’est donc le sieur de Beaumarchais pour prétendre avoir raison contre M. le comte de la Blache, qui tient une bonne maison à Paris, est maréchal de camp, et même bon gentilhomme ? En vérité, l’on ne connaît plus rien à ce pays-ci ! »

— Votre adversaire a raison, monsieur : tout cela se redit, se répand, se propage, et laisse à la fin son empreinte… — Au parlement ? je n’en crois rien ; et si, dans un sujet grave, on osait dérober aux poëtes une image tant soit peu rebattue, je comparerais ces vaines rumeurs aux vagues mugissantes qui viennent se briser au pied du roc. — Ces vagues l’ont entamé, M. de Beaumarchais, et dans ce procès même ! — Non pas le roc, messieurs, mais des corps étrangers dont un orage affreux l’avait couvert. Autres temps, autres gens ! Mais laissons les figures. Ce que je voulais dire, c’est que, m’ayant vu réclamer avec succès la protection tutélaire de la nation, et m’en envelopper, dans une injure que le malheur des temps rendait commune à tous, mon ennemi se flatte à son tour d’armer contre moi tout le corps militaire et la noblesse entière.

Mais quelle différence de motifs ! et qu’a de commun le corps de la noblesse avec un procès du plus vil intérêt ? Quel, entre ceux qui le protégent, oserait en soutenir un pareil ? Avec tous les courages, il faut encore celui de la honte pour en avoir le front ! Moi, je réponds à tous ces protecteurs trompés : Ne confondons rien, messieurs. De même que Brutus, le bras ensanglanté, dit au peuple romain : J’aimais le grand César, et j’ai tué l’usurpateur ; de même, la plume en main, j’honorerai tant qu’on voudra l’homme de nom, l’officier général, pourvu qu’on m’abandonne le légataire universel… Eh bien ! sans y penser, n’ai-je pas été le comparer à Jules César ? De quoi se plaint-il ? Enfin, toute cette conduite et ces intrigues sourdes, voilà ce que le comte de la Blache appelle bien suivre ses affaires ; et ce que je nomme avec dédain, moi, les ruses du comte de la Blache.

Mais cette consultation de l’adversaire, que tout le monde essaye de lire pendant que j’y réponds, ne mériterait-elle pas aussi de trouver place en ce recueil ingénu des ruses, puisqu’elle-même en est la plus ample collection ? On n’y lit pas une citation de bonne foi : rien qui n’y soit insidieux, dénaturé, tronqué, mutilé !

À l’occasion de mon voyage d’Espagne, en citant ces mots de M. Duverney, rapportés dans mon quatrième mémoire (page 320) : Allez, mon fils, sauvez la vie à votre sœur’'… voyez comment le citateur laisse à l’écart ceux qui les précèdent, et qui sont pourtant le seul fait dont il doive être question pour lui : « À l’instant de mon départ, je reçois la commission de négocier en Espagne une affaire très-intéressante au commerce de France ; M. Duverney, touché du motif de mon voyage, m’embrasse, et me dit : Allez, mon fils, sauvez la vie à votre sœur… »

Voyez aussi comment, après ces mots : sauvez la vie à votre sœur, ce citateur fidèle substitue des points à une autre phrase intéressante, et qui peut seule fixer le vrai sens de celle-ci, à laquelle il passe tout de suite… — Voilà pour deux cent mille francs de billets au porteur que je vous remets pour augmenter votre consistance personnelle ; » et pourquoi met-il des points au lieu de la phrase ? Pour faire croire que ces deux cent mille livres étaient destinées à sauver ma pauvre sœur, ce qui devient en effet stupide à proposer. Au lieu que mon mémoire à moi porte ces mots à la place où sont des points dans celui du seigneur ON :

« Quant à l’affaire dont vous êtes chargé, quelque intérêt que vous y preniez, souvenez-vous que je suis votre appui. Je l’ai solennellement promis à la famille royale, et je ne manquerai jamais à un engagement aussi sacré. Je m’en rapporte à vos lumières. Voilà pour deux cent mille livres de billets, etc… » Ce qui explique tout d’un coup pourquoi les billets et non une lettre de crédit. Les uns se déposent en cas d’affaire ; l’autre, on en use à mesure de ses besoins. Mais je n’avais pas de besoins personnels : il me fallait seulement de quoi justifier mes offres au gouvernement espagnol, si l’on exigeait un dépôt.

— Hé ! quelle était cette grande affaire ? — C’est ce que montre assez bien le préambule de l’arrêt du conseil des Indes pour el Asiento general di los Negros, etc., imprimé à Madrid en 1765.

Yo el rey, etc. (traduit ainsi) : Moi le roi, etc…, s’obligeant d’approvisionner pour dix ans, d’esclaves noirs, différentes provinces de l’Amérique, etc. D’où il résulte qu’il a été présenté deux autres mémoires plus avantageux, l’un au nom de don Pedro Augustino Caron de Beaumarchais, apoderado… chargé des pouvoirs d’une compagnie française ; l’autre, etc.

C’est aussi ce que la lettre du marquis de Grimaldi, ministre d’Espagne, apprend à mes lecteurs.

« M. de Beaumarchais, à Madrid.

« Au Pardo, le 15 mars 1765.
« Monsieur,

« Quelle que soit la réussite des propositions que