Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/537

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lettres mon cher ami à chaque phrase ? Ah ! pourquoi nos ministres ne sont-ils pas inamovibles ? les amitiés de nos Guillaumes seraient à coup sûr éternelles ! Mais achevons la triste lettre, ne fût-ce que pour en comparer le style à celui de notre libelle ! ) « J’aurais vécu chez moi (dit-il), avec quelques amis ; mais ma femme s’y oppose ; sa façon de penser ne pouvant cadrer avec la mienne, étant trop fier de me trouver où je puis déplaire, lorsque l’on me donne trop à connaître. » (Je copierai tout, jusqu’aux fautes.) « Je ne trouve pas déplacé qu’on se moque de moi, un chacun est le maître ; mais on ne doit pas trouver mauvais quand je m’en aperçois, et que je cherche d’éviter d’être l’objet plaisanté : je sais jusqu’à quel point peuvent aller les plaisanteries de société et de convenance ; mais il y a des termes à tout. Au surplus, je suis pour la liberté et l’indépendance, prétendant ne gêner personne, et ne précipitant jamais mon jugement sur le compte de qui que ce soit, attendant tranquillement que l’expérience me démontre jusqu’à quel point je dois me fier à l’amitié que l’on me témoigne, préférant de juger les hommes plutôt par leurs actions que par leurs paroles : j’admire l’éloquence, mais je préfère la vérité toute nue et sans ornements dans la bouche de mes amis, et c’est une chose qui n’est pas commune. Si ma maison perd quelque chose de l’agrément qui pouvait résulter de la bonne intelligence vraie ou apparente qui devait régner entre le maître et la maîtresse, j’en suis fâché ; mais je suis trop franc pour résister, à la longue, à une situation forcée qui irait trop au détriment de ma santé, que j’ai assez sacrifiée par le sincère attachement que j’ai porté à ma femme, voyant à regret combien elle était mal conseillée de ne compter pour rien l’estime d’un mari, et préférant des choses passagères à la solidité de l’amitié ; mais elle était la maîtresse, etc. » (La plume tombe des mains à tant de choses dégoûtantes.)

(Et ces quatre mots en finissant :) « Je ne suis pas inquiet sur les petites avances que j’ai été dans le cas de vous faire, monsieur ; la vie étant un échange continuel de procédés, je me trouverai heureux de ne me jamais trouver en arrière, etc.

« Signé Kornman. »

Lecteur, encore cette dernière ! par bonheur, elle finit tout.


Et toujours à l’ami Jossan.
« Le mardi matin, à huit heures.

« Je vous ai laissé, monsieur, tout le temps pour changer votre conduite à mon égard ; mais, comme vous n’avez pas jugé à propos de le faire, il convient actuellement qu’il ne reste plus aucune relation directe ni indirecte entre nous : je vous préviens que je ferai présenter le billet de trois mille six cents livres, échu, pour que vous puissiez l’acquitter.

« Je suis très-parfaitement, monsieur, votre, etc.

« Signé G. Kornman.
« Paris, le 2 juillet 1781. »


Réponse de M. Daudet de Jossan à M. Guill… Korn…
« Paris, 2 juillet 1781.

« C’est par ménagement pour vous, monsieur, par respect pour madame votre épouse, que je n’ai point changé de conduite à votre égard, et que j’ai continué d’opposer le silence, l’honnêteté et la douceur aux impertinences et aux calomnies que vous vous êtes permises… Ne croyez pas avoir acheté par quelques faibles services pécuniaires le droit de me calomnier, et de me faire servir de prétexte à vos persécutions contre une femme faible et malheureuse… Si j’ai reçu vos services, vous savez que je les ai payés par d’autres auxquels vous avez attaché du prix, et dont vous jouissez. Fiez-vous, sur l’envie extrême que j’ai de pouvoir vous mépriser à mon aise, du soin que je prendrai de me liquider avec vous ; jusque-là je ne puis vous dire qu’entre quatre yeux l’horreur et l’indignation que m’inspirent la bassesse de vos moyens, la lâcheté de vos procédés. — Je m’arrête ; souvenez-vous bien que je vous démasquerai, si vous me poussez à bout ; et s’il vous reste quelque vergogne, tremblez que le public ne vous connaisse comme je vous connais, et comme vous vous connaissez vous-même. — Je vous débarrasserai de vos cautionnements, ou plutôt je m’en débarrasserai ; le comble du malheur serait de rester votre obligé de cette façon. »


Quel fut le résultat, lecteur, de cette rupture éclatante ? Un mois après cette réponse, la malheureuse était dans une maison de force. En supposant qu’elle fût coupable et que l’hymen fût offensé, ce que je ne déciderai pas, il me semble prouvé que s’il est un seul homme indigne qu’on lui accordât protection, c’était Guillaume Kornman. L’infortunée qu’il abandonnait à l’ami, et qu’il enveloppait de piéges, la voilà tout à coup enfermée, transformée dans les plaintes en voleuse, en empoisonneuse ! Ô l’horreur des horreurs !

Maintenant quel est l’homme honnête et sensible, sortant de lire ce commerce, prié, pressé par ses amis, qui refuserait de servir une jeune femme livrée à des barbares, enceinte, arrachée de chez elle, et jetée nuitamment dans une maison de force, où le désespoir va la tuer ? Sa tête, hélas ! me disait-on, perdue par intervalles, se jette dans de tels délires qu’on a déjà craint pour sa vie. Une jeune femme, enfermée sur les plaintes d’un tel mari ! est-il un seul homme d’honneur qui lui refusât son secours ? Ce n’est pas moi. Je ne la connaissais pas même de vue ; eh bien ! ce