Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/683

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amener la catastrophe, si je m’obstinais au refus des offres de leur acheteur qu’ils envoyèrent en Hollande ; de me les renouveler encore par l’organe de notre ambassadeur, dont j’invoque le témoignage.

Ma sixième époque a prouvé qu’ayant prié M. de Maulde de leur montrer tout le mépris que j’avais pour leurs offres, certains qu’ils ne gagneraient rien ni sur moi ni sur mes fusils, ils m’ont fait accuser, décréter par Lecointre à la Convention nationale, ont dépêché le seul courrier qu’ils eussent envoyé en Hollande depuis que M. de Maulde y était, pour m’y faire arrêter ; espérant bien qu’avec les torts qu’ils m’avaient prêtés à Paris, d’être en commerce avec Louis XVI, je n’arriverais pas vivant, et que leur exécrable intrigue n’y serait jamais découverte ; et qu’enfin, après moi, ils obtiendraient pour rien, de tous ceux qui me survivraient, mes fusils, pour les revendre à onze ou douze florins, comme ils ont fait ou voulu faire des détestables fusils de rempart de Hambourg, que M. de Maulde avait rejetés au prix de cinq florins, et que j’ai rejetés de même. Interrogez M. de Maulde.

Heureusement un dieu m’a préservé ! j’ai pu me faire précéder par ces défenses, que j’ai suivies. Mes sacrifices ont été faits pour obtenir la liberté de quitter ma prison de Londres, quoique depuis un mois je ne fusse plus au Ban du Roi. Je suis parti à l’instant pour Paris, je m’y suis rendu à tous risques ; ma justification étant mon précurseur, j’ai dit : Je ne cours plus celui d’être déshonoré, je suis content. Si je péris par trahison, ce n’est qu’un accident de plus ; la lâche trahison est démasquée : c’est encore un crime perdu.

Ô citoyens législateurs, je tiens ma parole envers vous ! Après cet historique lu, jugez-vous que je sois un traître, un faux citoyen, un pillard ? Prenez mes armes pour néant, je vais vous en passer le don ruineux.

Trouvez-vous, au contraire, que j’aie bien établi la preuve de mes longs travaux pour vous procurer ces fusils au prix d’un loyal négociant, avec tous les efforts d’un très-bon citoyen ? trouvez-vous que les vrais coupables sont mes lâches accusateurs, comme je vous l’ai attesté ? faites-moi donc justice, et faites-moi-la prompte : il y a un an que je souffre et mène une vie déplorable !

Je vous demande, citoyens, le rapport du décret que l’on vous a surpris ; une troisième attestation de civisme et de pureté (vos comités m’ont donné les deux autres) ; mon renvoi dans les tribunaux, pour les dommages et intérêts qui me sont dus par mes persécuteurs.

Je ne demande rien contre le citoyen Lecointre. Ah ! je l’ai vu assez depuis mon arrivée en France, pour être bien certain que le fond imposteur, la forme virulente de ce rapport ne furent jamais son ouvrage. En me voyant, il a bientôt senti qu’il ne faut point peindre les hommes avant de les avoir connus ; que l’on s’expose à les défigurer, en se laissant conduire la main, J’ai vu sa profonde douleur sur le désordre affreux qui règne, et sur les dilapidations que nos ministres ont laissé faire dans les fournitures des troupes que l’hiver vient d’accumuler ! J’ai lu le terrible rapport qu’il vient d’écrire et d’imprimer sur ces dévastations, capables de dévorer la république ; et je suis beaucoup moins surpris qu’aigrissant son patriotisme et l’abusant par des horreurs qu’il n’a pas pu approfondir, on l’ait facilement porté à se rendre un crédule écho des mensonges ministériels sur l’affaire de ces fusils. C’est son amour pour la patrie qui égara son jugement. Il a servi sans le savoir la vengeance des scélérats qui n’ont jamais pensé que, sauvé de leur piége, échappant au fer meurtrier, je viendrais courageusement leur arracher le masque à votre barre.

Je fus vexé sous notre ancien régime ; les ministres me tourmentaient : mais les vexations de ceux-là n’étaient que des espiègleries auprès des horreurs de ceux-ci.

Posons la plume enfin : j’ai besoin de repos, et le lecteur en a besoin aussi. Je l’ai tourmenté, fatigué…, ennuyé : c’est le pis de tout. Mais, s’il réfléchit, à part lui, que le malheur d’un citoyen, que le poignard qui m’assassine est suspendu sur toutes les têtes et le menace autant que moi, il me saura gré du courage que j’emploie à l’en garantir, lorsque j’en suis percé à jour !

Ô ma patrie en larmes ! ô malheureux Français ! que vous aura servi d’avoir renversé des bastilles, si des brigands viennent danser dessus, nous égorgent sur leurs débris ? Vrais amis de la liberté', sachez que ses premiers bourreaux sont la licence et l’anarchie. Joignez-vous à mes cris, et demandons des lois aux députés qui nous les doivent, qui n’ont été nommés par nous nos mandataires qu’à ce prix ! Faisons la paix avec l’Europe : le plus beau jour de notre gloire ne fut-il pas celui où nous la déclarâmes au monde ? Affermissons notre intérieur. Constituons-nous enfin sans débats, sans orages, et surtout, s’il se peut, sans crimes. Vos maximes s’établiront, elles se propageront bien mieux que par la guerre, le meurtre et les dévastations, si l’on vous voit heureux par elles. L’êtes-vous ? Soyons vrais : n’est-ce pas du sang des Français que notre terre est abreuvée ? Parlez ! est-il un seul de nous qui n’ait des larmes à verser ? La paix', des lois, une constitution ! Sans ces biens-là, point de patrie, et surtout point de liberté !

Français ! si nous ne prenons pas ce parti ferme dans l’instant, j’ai soixante ans passés, quelque expérience des hommes ; en me tenant dans mes foyers, je vous ai bien prouvé que je n’avais plus d’ambition ; nul homme, sur ce continent, n’a plus contribué que moi à rendre libre l’Amérique : jugez si j’adorais la liberté de notre France ! j’ai